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de Juste Lipse est grande. Il restait cependant quelque chose à faire : Juste Lipse est un professour; le stoïcisme a besoin d'avoir pour patron un homme d'État. La Manuductio éveille les défiances de l'Église. Il faut des livres que l'on ne redoute pas de voir à l'Index. Enfin, Juste Lipse est un Flamand; il nous faut un pur Français.

Ce Français, ce sera Du Vair, contemporain de Juste Lipse, tantôt son imitateur, et tantôt son prédécesseur.

IV

A ses débuts dans les lettres, Guillaume Du Vair (1) n'était pas un très grand personnage, et Montaigne administrait Bordeaux que Du Vair

(1) Sur Du Vair, outre le livre de Sapey et le livre meilleur de Coigny, voir les Recherches bibliographiques sur Guillaume Du Vair el sa Correspondance, par René RADOVANT. (Revue d'Histoire littéraire de la France, janvier et avril 1899.) Elles sont capitales. M. Giraud vient de les compléter. (Revue d'Hist. lill. juillet 1906.)

était un simple maître des requêtes attaché au duc d'Alençon. Mais il devait se rattraper par la suite.

Fils d'un ancien avocat général à la Cour des aides (<« le feu roi (Charles IX) avait ruiné mon père pour prix de vingt-cinq ans de services,» écrit-il), Du Vair avait fait naturellement de fortes études, avait beaucoup voyagé, était devenu maître des requêtes du duc d'Anjou, et, dans cette situation où il était en quelque sorte l'homme d'affaires de l'héritier du royaume, il regardait l'avenir avec confiance. Son ambition s'excitait, lorsque son maître mourut. Comme consolation, à vingt-quatre ans, en 1584, il est nommé conseiller au Parlement de Paris; il passait des fonctions actives à une vie plus contemplative : c'était ce qu'il appelle prendre l'ancre où le vent l'a laissé ». — « J'ai trouvai, écrit-il, plus de loisirs que je n'en avais accoutumé. » Et cet ambitieux qui estimait « qu'une âme bien généreuse ne veillit au palais qu'avec ennui », trompe son ennui, ainsi que Montaigne l'avait fait douze ans auparavant, par les lettres et la philosophie..

Il publia d'abord des Méditations sur les Psaumes de la Pénitence; ce sont des traductions paraphrasécs: œuvre de pure rhétorique qui n'a aucun rapport avec la méditation enseignée par un Loyola et un saint François de Sales. Voyez comment Du Vair médite le premier verset du psaume CXLII, Domine, exaudi orationem meam : « Seigneur, l'homme se lasse enfin de toutes choses; la course continue le met hors d'haleine, le son éclatant lui étourdit les oreilles (Du Vair se souvient de Montaigne); mais, plus ma voix crie vers vous, plus elle se renforce, plus le courage me croît et plus mon oraison m'est agréable; c'est pourquoi je commence tous les jours à m'écrier: Seigueur oyez ma prière....... On juge du ton.

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Le succès des Méditations conduisit Du Vair à la Sainte Philosophie (1588). « Voyant que ce premier essai n'avait point degoûté ceux qui en avaient jugé, le courage m'est crû de hasarder encore celui-cy. L'objet de Du Vair est ici d'unir la morale des anciens à l'enseignement des chrétiens. Comme j'ai vu à Rome les riches temples batis par les païens à l'honneur de leurs démons, avoir été saintement appliqués au ser

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vice de notre Dieu, ainsi, en ce petit recueil, j'ai pris la peine de transporter à l'usage et instruction de notre religion les plus beaux traits des philosophes païens, que j'ai pensé s'y pouvoir commodément rapporter!»

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Ne croyez pas qu'il s'agisse simplement, comme le dit Du Vair avec modestie, de « transporter à l'usage et instruction de notre religion » quelques « traits des philosophes. C'est toute une construction systématique que Du Vair essaye, et la Sainte Philosophie pourrait s'appeler une synthèse elle ne manque pas d'ampleur; ce qui lui fait défaut, c'est la vie. Le préambule, que voici, montre les qualités et le caractère du livre. Du Vair découvre en l'homme un principe de perfection et un désir de beauté qui engendre un mouvement inépuisable. L'homme aime la beauté matérielle; mais notre âme, qui élance bien ses désirs et ses souhaits plus haut que les sens, n'a garde de s'arrêter là.» Car, « plus magnifique que tout cela, elle embrasse le ciel et la terre, entoure le monde, perce le profond des abîmes, connaît toutes choses, se meut et se manie soimême, et est si belle que, si nous la conservions

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en sa naturelle beauté, toutes les autres choses de ce bas-monde nous paraîtraient, au prix, et laids

et difformes. » Ce second ordre de beauté ne satisfait pas encore l'âme : « Après qu'elle s'est contemplée soi-même, et qu'elle s'est exercée en la recherche des causes et des sciences, ne trouvant rien en tout cela, non pas même en elle, qui la contente, elle est contrainte de se lever et pardessus le monde et par-dessus soi-même. » L'homme, alors, a ouvre et dessille les yeux »> afin de « pénétrer jusqu'au profond de la vérité éternelle (1) ».

En face de cette image de l'homme se développant par le progrès de son principe essentiel, voici maintenant le portrait des hommes, tels

(1)« [L'âme] cherche donc [le souverain bien] ailleurs [que dans le monde], et connaissant par une lumière toute pure qu'il n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle (rien donc en olle ni à ses côtés), elle commence à le chercher au-dessus d'elle. Cette élévation est si éminente et si transcendante, qu'elle ne s'arrête pas au ciel, il n'a pas de quoi la satisfaire; ni au-dessus du ciel, ni aux angos, ni aux êtres les plus parfaits. Elle traverse toulos les créatures et ne peut arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dicu, dans lequel elle commence à trouver son repos; et ce bien qui est tel qu'il n'y a rien de plus aimable, et qui ne peut lui être ôté que par son propre consentement. » (Pascal, Sur la conversion du pécheur. Œuvres complètes, éd. Lahure, t. II, p. 37.)

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