Page images
PDF
EPUB

horodéictique, sans avoir besoin de roues; ou comme si les moulins brisaient les grains par une faculté fractive, sans avoir besoin de rien qui ressemblât aux meules. Pour ce qui est de la difficulté que plusieurs peuples ont eue de concevoir une substance immatérielle, elle cessera aisément (au moins en bonne partie) quand on ne demandera pas des substances séparées de la matière, comme en effet je ne crois pas qu'il y en ait jamais naturellement parmi les créatures.

LIVRE PREMIER.

DES NOTIONS INNÉES.

CHAPITRE PREMIER.

S'il y a des principes innés dans l'esprit de l'homme.

PHILALÈTHE. Ayant repassé la mer après avoir achevé les affaires que j'avais en Angleterre, j'ai pensé d'abord à vous rendre visite, monsieur, pour cultiver notre ancienne amitié et pour vous entretenir des matières qui nous tiennent fort au cœur, et où je crois avoir acquis de nouvelles lumières pendant mon séjour à Londres. Lorsque nous demeurions autrefois tout proche l'un de l'autre, à Amsterdam, nous prenions beaucoup de plaisir tous deux à faire des recherches sur les principes et sur les moyens de pénétrer dans l'intérieur des choses. Quoique nos sentiments fussent souvent différents, cette diversité augmentait notre satisfaction lorsque nous en conférions ensemble, sans que la contrariété qu'il y avait quelquefois y mêlât rien de désagréable. Vous étiez pour Descartes et pour les opinions du célèbre auteur de la Recherche de la Vérité; et moi je trouvais les sentiments de Gassendi, éclaircis par M. Bernier, plus faciles et plus naturels. Maintenant je me sens extrêmement fortifié par l'excellent ouvrage qu'un illustre Anglais, que j'ai l'honneur de connaître particulièrement, a publié depuis, et qu'on a réimprimé plusieurs fois en Angleterre sous le titre modeste d'Essai concernant l'entendement humain. On assure même qu'ik paraît depuis peu en latin et en français ; de quoi je suis bien aise, car il peut être d'une utilité plus générale. J'ai fort profité de la lecture de cet ouvrage, et même de la conversation de l'auteur, que j'ai entretenu souvent à Londres, et quelquefois à Oates, chez

milady Masham, digne fille du célèbre M. Cudworth, grand philosophe et théologien anglais, auteur du système intellectuel, dont elle a hérité l'esprit de méditation et l'amour des belles connaissances, qui paraît plus particulièrement par l'amitié qu'elle entretient avec l'auteur dudit Essai; et, comme il a été attaqué par quelques docteurs de mérite, j'ai pris plaisir à lire aussi l'apologie qu'une demoiselle fort sage et fort spirituelle a faite pour lui, outre celles qu'il a faites lui-même.

En gros, il est assez dans le système de M. Gassendi, qui est, dans le fond, celui de Démocrite. Il est pour le vide et pour les atomes; il croit que la matière pourrait penser, qu'il n'y a point d'idées innées, que notre esprit est tabula rasa, et que nous ne pensons pas toujours; et il paraît d'humeur à approuver la plus grande partie des objections que M. Gassendi a faites à M. Descartes. Il a enrichi et renforcé ce système par mille belles réflexions; et je ne doute point que maintenant notre parti ne triomphe hautement de ses adversaires, les péripatéticiens et les cartésiens. C'est pourquoi, si vous n'avez pas encore lu ce livre, je vous y invite; et, si vous l'avez lu, je vous supplie de m'en dire votre sentiment.

THEOPHILE. Je me réjouis de vous voir de retour après une longue absence, heureux dans la conclusion de votre importante affaire, plein de santé, ferme dans l'amitié pour moi, et toujours porté avec une ardeur égale à la recherche des plus importantes vérités. Je n'ai pas moins continué mes méditations dans le même esprit; et je crois d'avoir profité aussi autant, et peut-être plus que vous, si je ne me flatte pas. Aussi en avais-je plus besoin que vous, car vous étiez plus avancé que moi. Vous aviez plus de commerce avec les philosophes spéculatifs, et j'avais plus de penchant vers la morale; mais j'ai appris de plus en plus combien la morale reçoit d'affermissement des principes solides de la véritable philosophie : c'est pourquoi je les ai étudiés depuis avec plus d'application, et je suis entré dans des méditations assez nouvelles; de sorte que nous aurons de quoi nous donner un plaisir réciproque et de longue durée, en nous communiquant l'un à l'autre nos éclaircissements. Mais il faut que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que cependant je suis éloigné plus que jamais de votre Gassendi, dont je reconnais d'ailleurs le savoir et le mérite. J'ai été frappé d'un nouveau système dont j'ai lu quelque chose dans

les journaux des savants de Paris, de Leipsick et de Hollande, et dans le merveilleux Dictionnaire de M. Bayle, article Rorarius. Depuis, je crois voir une nouvelle face de l'intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu'il prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin qu'on n'est allé encore. J'y trouve une explication intelligible de l'union de l'âme et du corps, chose dont j'avais désespéré auparavant. Je trouve les vrais principes des choses dans les unités des substances que ce système introduit et dans leur harmonie préétablie par la substance primitive. J'y trouve une simplicité et une uniformité surprenante, en sorte qu'on peut dire que c'est partout et toujours la même chose, aux degrés de perfection près. Je vois maintenant ce que Platon entendait quand il prenait la matière pour un être imparfait et transitoire; ce qu'Aristote voulait dire par son entéléchie; ce que c'est que la promesse que Démocrite même faisait d'une autre vie chez Pline; jusqu'où les sceptiques avaient raison en déclamant contre les sens; comment les animaux sont des automates, suivant Descartes, et comment pourtant ils ont des âmes et du sentiment, selon l'opinion du genre humain; comment il faut expliquer raisonnablement ceux qui ont donné de la vie et de la perception à toutes choses, comme Cardan, Campanella, et, mieux qu'eux, feu madame la comtesse de Cannaway, platonicienne, et notre ami feu M. François-Mercure Van Helmont (quoique d'ailleurs hérissé de paradoxes inintelligibles) avec son ami feu M. Henri Morus; comment les lois de la nature (dont une bonne partie était ignorée avant ce système) tirent leur origine des principes supérieurs à la matière, quoique pourtant tout se fasse mécaniquement dans la matière, en quoi les auteurs spiritualisants que je viens de nommer avaient manqué, et même les cartésiens, en croyant que les substances immatérielles changeaient sinon la force, au moins la direction ou détermination des mouvements des corps, au lieu que l'âme et le corps gardent parfaitement leurs lois, chacun les siennes, selon le nouveau système, et que néanmoins l'un obéit à l'autre autant qu'il le faut. Enfin c'est depuis que j'ai médité ce système que j'ai trouvé comment les âmes des bêtes et leurs sensations ne nuisent point à l'immortalité des âmes humaines, ou plutôt comment rien n'est plus propre

sentiment depuis longtemps que j'ai toujours été comme je suis encore pour l'idée innée de Dieu, que M. Descartes a soutenue, et par conséquent pour d'autres idées innées et qui ne nous sauraient venir des sens. Maintenant je vais encore plus loin, conformément au nouveau système, et je crois même que toutes les pensées et actions de notre âme viennent de son propre fonds, sans pouvoir lui être données par les sens, comme vous allez voir dans la suite. Mais à présent je mettrai cette recherche à part, et, m'accommodant aux expressions reçues, puisqu'en effet elles sont bonnes et soutenables, et qu'on peut dire, dans un certain sens, que les sens externes sont cause en partie de nos pensées, j'examinerai comment on doit dire à mon avis, encore dans le système commun (parlant de l'action des corps sur l'âme comme les coperniciens parlent avec les autres hommes du mouvement du soleil, et avec fondement), qu'il y a des idées et des principes qui ne nous viennent point des sens, et que nous trouvons en nous sans les former, quoique les sens nous donnent occasion de nous en apercevoir. Je m'imagine que votre habile auteur a remarqué que, sous le nom de principes innés, on soutient souvent ses préjugés et qu'on veut s'exempter de la peine des discussions, et que cet abus aura animé son zèle contre cette supposition. Il aura voulu combattre la paresse et la manière superficielle de penser de ceux qui, sous le prétexte spécieux d'idées innées et de vérités gravées naturellement dans l'esprit, où nous donnons facilement notre consentement, ne se soucient point de rechercher et d'examiner les sources, les liaisons et la certitude de ces connaissances. En cela je suis entièrement de son avis, et je vais même plus avant. Je voudrais qu'on ne bornât point notre analyse, qu'on donnât les définitions de tous les termes qui en sont capables, et qu'on démontrât ou donnât le moyen de démontrer tous les axiomes qui ne sont point primitifs, sans distinguer l'opinion que les hommes en ont, et sans se soucier s'ils y donnent leur consentement ou non. Il y aurait à cela plus d'utilité qu'on ne pense. Mais il semble que l'auteur a été porté trop loin d'un autre côté par son zèle fort louable d'ailleurs. Il n'a pas assez distingué, à mon avis, l'origine des vérités nécessaires dont la source est dans l'entendement, d'avec celles de fait qu'on tire des expériences des sens et même des perceptions confuses qui sont en nous. Vous voyez donc, monsieur, que je n'accorde pas ce que

« PreviousContinue »