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bonnes leçons! Se peut-il qu'un zèle ignorant ou des ambitions malveillantes s'évertuent aujourd'hui à rallumer une guerre éteinte, et à perpétuer le divorce que la sagesse de Leibniz déclarait impossible! Imitez cette noble modération qui laisse à la raison son droit imprescriptible de libre recherche, laissez-la se travailler à résoudre les éternels problèmes, et soyez sûr que tôt ou tard, à travers beaucoup d'écueils et après quelques chutes, elle arrivera au but, et aura recueilli sur le chemin quelques parcelles de la vérité; et, si peu qu'il y en ait, respectez la vérité qui est Dieu lui. même, et dont son entendement est la région. La raison est un don de ses mains, et c'est pour en participer avec lui qu'il nous a fait ce don; soupçonner ou condamner tout à fait la puissance de la raison, c'est condamner ou soupçonner Dieu et proférer un blasphème. Laisser dépérir dans nos âmes cette raison, par laquelle surtout il nous a faits à son image, c'est mépriser les dons de Dieu et manquer à ses commandements.

La doctrine dont nous venons d'esquisser quelques traits a fait en France, à l'époque de son apparition, peu de prosélytes. Le XVIIe siècle et la première moitié du XVIII appartiennent chez nous à Descartes et à Malebranche; les esprits leur étaient encore trop dévoués pour apercevoir dans ce cartésianisme réformé une légitime application des principes du maître, avec un développement plus riche et plus vrai de ces mêmes principes, une continuation et un progrès. Plus tard, Descartes lui-même fut supplanté, et le cartésianisme comme banni de sa terre natale. Il dut céder la place à une doctrine étrangère, et on n'en parla plus que pour en médire. Avec le principe on attaqua les conséquences; avec le maître, les disciples; et Leibniz eut sa part de ces attaques. L'optimisme succomba sous les spirituelles railleries de Voltaire, et les esprits superficiels de ce temps prirent pour une démonstration de sa fausseté l'histoire des maux du pauvre et innocent Candide. D'ailleurs la société française, à l'approche d'une crise, commençait à ressentir de croissantes inquiétudes et un étrange malaise; on ne pouvait guère écouter Leibniz prêchant que tout est bien, quand on voyait autour de soi tout aller mal. Leibniz donnait beau

coup à Dieu et peu à l'homme; il l'engageait à ne pas se croire le seul ni le plus digne habitant de la cité de Dieu; et les hommes, s'apprêtant à refaire eux-mêmes leurs institutions, leurs lois et leur culte, voulaient, au contraire, qu'on leur démontrât leur dignité et leur puissance, afin de s'encourager au combat. Les doctrines de Leibniz n'eurent donc point d'écho, et ce fut le tort des temps, qui appelaient une philosophie, moins vraie peut-être, mais mieux appropriée à la disposition des esprits.

Ces temps ne sont plus : une école nouvelle s'est élevée sur les ruines de celle de Condillac, et son premier devoir, son premier soin a été, après la lutte, de renouer la tradition française en rappelant Descartes. On sait aujourd'hui avec quelle faveur fut accueillie, avec quel succès fut accomplie cette patriotique entreprise. Mais il reste beaucoup à faire pour Leibniz, à qui nous devons beaucoup aussi. Un écrit de M. de Biran1, très-profond, mais couvert d'obscurité, quelques pages éloquentes de M. Cousin', ne nous acquittent pas envers Leibniz; celles-ci inspirent le goût de le lire et préparent à le comprendre; celui-là en suppose la lecture. Et cependant, c'est M. Cousin qui l'a dit lui-même, Leibniz est le fondateur et le plus grand praticien de l'éclectisme; il est le disciple de notre plus ancien maître, de Descartes: il est le maître de nos maîtres nouveaux. La France doit donc encore à Leibniz une édition complète de ses œuvres; et la France seule peut l'entreprendre. Espérons qu'il se rencontrera bientôt une âme assez courageuse et assez dévouée à la philosophie, un esprit assez intelligent et assez étendu pour une tâche aussi difficile et aussi belle. Cette mince publication y fera peut-être songer; et, en tout cas, elle contribuera à répandre dans la jeunesse studieuse de nos classes le goût des bons livres et des lectures difficiles: Leibniz, mieux que personne, leur donnera ces habitudes viriles de la pensée et du langage qui font les hommes capables et distingués. Telle a été, en dirigeant l'impression de ce livre, notre unique ambition.

AMÉDÉE JACQUES.

1 OEuvres de M. de Biran, publiées par M. Cousin, t. I.

2 Vict. Cousin, Cours de 1829, t. I,

douzième leçon.

NOUVEAUX ESSAIS

SUR

L'ENTENDEMENT HUMAIN'.

AVANT-PROPOS.

L'Essai sur l'entendement humain, donné par un illustre Anglais, étant un des plus beaux et des plus estimés ouvrages de ce temps, j'ai pris la résolution d'y faire des remarques, parce qu'ayant assez médité depuis longtemps sur le même sujet et sur la plupart des matières qui y sont touchées, j'ai cru que ce serait une bonne occasion d'en faire paraître quelque chose sous le titre de Nouveaux Essais sur l'entendement, et de procurer une entrée plus favorable à mes pensées en les mettant en si bonne compagnie. J'ai cru aussi pouvoir profiter du travail d'autrui, non-seulement pour diminuer le mien, mais encore pour ajouter quelque chose à ce qu'il nous a donné, ce qui est plus facile que de commencer et de travailler à nouveaux frais en tout.

Il est vrai que je suis souvent d'un autre avis que lui; mais, bien

1 Les Nouveaux Essais ont été composés par Leibnitz vers l'an 1704; la mort de Locke, survenue cette année même, détourna l'auteur du projet de les publier. « M. Hugony, dit-il dans une lettre, a vu aussi mes réflexions assez étendues sur » l'ouvrage de M. Locke qui traite de l'entendement de l'homme. Mais je me suis » dégoûté de publier des réfutations des auteurs morts, quoiqu'elles dussent pa>> raitre durant leur vie et être communiquées à eux-mêmes. » Il n'a paru jusqu'ici des Nouveaux Essais que deux éditions, l'une dans la collection de Rud. Eric Raspe, OEuvres philosophiques de feu M. Leibnitz, Amst. et Leips., 1768; l'autre dans la nouvelle publication de M. Erdmann, Leibnitii Opera philosophica, Berol.

1839.

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loin de disconvenir pour cela du mérite de cet écrivain célèbre, je lui rends justice, en faisant connaître en quoi et pourquoi je m'éloigne de son sentiment, quand je juge nécessaire d'empêcher que son autorité ne prévaille sur la raison en quelques points de conséquence. En effet, quoique l'auteur de l'Essai dise mille belles choses que j'applaudis, nos systèmes diffèrent beaucoup. Le sien a plus de rapport à Aristote, et le mien à Platon, quoique nous nous éloignions en bien des choses l'un et l'autre de la doctrine de ces deux anciens. Il est plus populaire, et moi je suis forcé quelquefois d'être un peu plus acroamatique et plus abstrait; ce qui n'est pas un avantage à moi, surtout écrivant dans une langue vivante. Je crois cependant qu'en faisant parler deux personnes, dont l'une expose les sentiments tirés de l'Essai de cet auteur, et l'autre y joint mes observations, le parallèle sera plus au gré du lecteur que ne le seraient des remarques toutes sèches dont la lecture aurait été interrompue à tout moment par la nécessité de recourir à son livre pour entendre le mien. Il sera bon de confronter encore quelquefois nos écrits et de ne juger de ses sentiments que par son propre ouvrage, quoique j'en aie conservé ordinairement les expressions. Il est vrai que la sujétion que donne le discours d'autrui, dont on doit suivre le fil en faisant des remarques, a fait que je n'ai pu songer à attraper les agréments dont le dialogue est susceptible; mais j'espère que la matière réparera le défaut de la façon.

Nos différends sont sur des objets de quelque importance. Il s'agit de savoir si l'âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes où l'on n'a encore rien écrit (tabula rasa), selon Aristote et l'auteur de l'Essai, et si tout ce qui y est tracé vient uniquement des sens et de l'expérience, ou si l'âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon et même avec l'école, et avec tous ceux qui prennent dans cette signification le passage de saint Paul (Rom. II, 15), où il marque que la loi de Dieu est écrite dans les cœurs. Les stoïciens

appe

laient ces principes notions communes, prolepses, c'est-à-dire des assomptions fondamentales, ou ce qu'on prend pour accordé par avance. Les mathématiciens les appellent notions communes (xoivàs évvoías). Les philosophes modernes leur donnent d'autres beaux noms, et Jules Scaliger particulièrement les nommait semina æternitatis; item Zopyra, comme voulant dire des feux vivants, des traits lumineux cachés au dedans de nous, que la rencontre des sens et des objets externes fait paraître comme des étincelles que le choc fait sortir du fusil; et ce n'est pas sans raison qu'on croit que ces éclats marquent quelque chose de divin et d'éternel, qui paraît surtout dans les vérités nécessaires. D'où il naît une autre question, savoir si toutes les vérités dépendent de l'expérience, c'est-à-dire de l'induction et des exemples, ou s'il y en a qui ont encore un autre fondement. Car, si quelques événements peuvent être prévus avant toute épreuve qu'on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons en quelque chose de notre part. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c'est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même. Par exemple, les Grecs et les Romains et tous les autres peuples ont toujours remarqué qu'avant le décours de vingt-quatre heures le jour se change en nuit et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que la même règle s'observe partout, puisqu'on a vu le contraire dans le séjour de Nova-Zembla. Et celui-là se tromperait encore qui croirait que c'est au moins, dans nos climats, une vérité nécessaire et éternelle, puisqu'on doit juger que la terre et le soleil même n'existent pas nécessairement, et qu'il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, avec tout son système, au moins en sa présente forme. D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques

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