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SUPPLÉMENT.

AVERTISSEMENT.

Nous joignons aux Nouveaux Essais quelques morceaux qui en faciliteront l'intelligence et en compléteront la doctrine. Leibniz fait souvent allusion, dans cet écrit, à son nouveau système de la nature et de la communication des substances ou de l'harmonie préétablie; mais il ne l'expose pas directement, et se contente de renvoyer à ses précédents ouvrages. Tout entier d'ailleurs à sa polémique contre Locke, il n'indique que vaguement les différences qui le séparent des cartésiens, et n'explique pas les raisons qui l'ont déterminé à fonder, dans le sein de l'école à laquelle il ne cesse pas d'appartenir par les principes et la méthode, une doctrine originale et nouvelle, qui lui assigne son rôle propre dans le mouvement de la philosophie moderne. Notre Supplément comblera, en partie du moins, cette lacune; il se compose de huit morceaux choisis dans ce but, et tous d'une date plus ancienne que les Nouveaux Essais :

1o Une lettre à Arnauld, écrite en 1690, qui contient le précis de la nouvelle doctrine, et où se rencontre la première mention de l'harmonie préétablie.

2o et 3° Une lettre sur la question si l'essence des corps consiste dans l'étendue, et une défense de l'opinion exprimée dans cette lettre. Leibniz y produit les premières objections sérieuses qu'il ait conçues contre le sentiment des cartésiens.

4o Un projet de réforme de la philosophie première par la réforme de la notion de substance.

5o Une dissertation sur la nature et sur l'essence de la sub

stance créée. C'est l'exposition détaillée et complète de la réforme seulement annoncée dans la présente dissertation. Nulle part Leibniz n'a exposé avec plus de force, de suite et de lumière, sa doctrine propre de la substance, les doutes qui l'ont fait naître et les raisons qui l'appuient.

Ces deux derniers opuscules ont été écrits et publiés en latin, et nous en donnons ici la première traduction.

6o, 7° et 8° Une longue et directe exposition de l'hypothèse de l'harmonie préétablie, avec deux éclaircissements, extraits de la correspondance de Leibniz.

LETTRE

DE

M. LEIBNIZ A M. ARNAULD,

Docteur en Sorbonne,

OU IL LUI EXPOSE SES SENTIMENTS PARTICULIERS SUR LA METAPHYSIQUE ET LA PHYSIQUE.

MONSIEUR,

Je suis maintenant sur le point de retourner chez moi, après un long voyage entrepris par ordre de mon prince, servant pour des recherches historiques, où j'ai trouvé des diplômes, titres et preuves indubitables propres à justifier la commune origine des sérénissimes maisons de Brunswick et d'Este, que MM. Justel, du Cange et autres avaient grande raison de révoquer en doute, parce qu'il y avait des contradictions et faussetés dans les historiens d'Este à cet égard, avec une entière confusion des temps et des personnes. A présent je pense à me remettre et à reprendre mon premier train, et, vous ayant écrit il y a deux ans un peu avant mon départ, je prends aujourd'hui cette même liberté pour m'informer de votre santé et pour vous faire connaître combien les idécs de votre mérite éminent me sont toujours présentes dans l'esprit. Quand j'étais à Rome, je vis la dénonciation d'une nouvelle hérésie qu'on attribuait à vous ou à vos amis. Et depuis je vis la lettre du R. P. Mabillon à un de mes amis, où il y avait que l'apologie du R. P. Le Tellier pour les missionnaires, contre la morale pratique des jésuites, avait donné à plusieurs des impressions favorables à ces pères, mais qu'il avait entendu que vous y aviez répliqué, et qu'on disait

que vous y aviez annihilé géométriquement les raisons de ce père. Tout cela m'a fait juger que vous êtes encore en état de rendre service au public, et je prie Dieu que ce soit pour longtemps. Il est vrai qu'il y va de mon intérêt; mais c'est un intérêt louable, qui me peut donner moyen d'apprendre, soit en commun avec tous les autres qui liront vos ouvrages, soit en particulier, lorsque vos jugements m'instruiront, si le peu de loisir que vous avez me permet d'espérer encore quelquefois cet avantage.

Comme ce voyage a servi en partie à me délasser l'esprit des occupations ordinaires, j'ai eu la satisfaction de converser avec plusieurs habiles gens en matière de sciences et d'érudition, et j'ai communiqué à quelques-uns mes pensées particulières que vous savez, pour profiter de leurs doutes et difficultés; et il y en a eu qui, n'étant pas satisfaits des doctrines communes, ont trouvé une satisfaction extraordinaire dans quelques-uns de mes sentiments; ce qui m'a porté à les coucher par écrit, afin qu'on les puisse com. muniquer plus aisément; et peut-être en ferai-je imprimer un jour quelques exemplaires sans mon nom, pour en faire part à des amis seulement, afin d'en avoir leur jugement. Je voudrais que vous les puissiez examiner premièrement, et c'est pour cela que j'en ai fait l'abrégé que voici.

Le corps est un agrégé de substances, et n'est pas une substance à proprement parler. Il faut par conséquent que partout dans le corps il se trouve des substances indivisibles, ingénérables et incorruptibles, ayant quelque chose de répondant aux âmes; que toutes ces substances ont toujours été et seront toujours unies à des corps organiques, diversement transformables; que chacune de ces substances contient dans sa nature legem continuationis seriei suarum operationum, et tout ce qui lui est arrivé et arrivera; que toutes ses actions viennent de son propre fond, excepté la dépendance de Dieu; que chaque substance exprime l'univers tout entier, mais l'une plus distinctement que l'autre, surtout chacune à l'égard de certaines choses et selon son point de vue ; que l'union de l'âme avec le corps, et même l'opération d'une substance sur l'autre, ne consiste que dans ce parfait accord mutuel, établi exprès par l'ordre de la première création, en vertu duquel chaque substance, suivant ses propres lois, se rencontre dans ce que demandent les autres, et les opérations de l'une suivent ou accompagnent

ainsi l'opération ou le changement de l'autre; que les intelligences ou âmes capables de réflexion et de la connaissance des vérités éternelles et de Dieu ont bien des priviléges qui les exemptent des révolutions des corps; que pour elles il faut joindre les lois morales aux physiques; que toutes les choses sont faites pour elles principalement; qu'elles forment ensemble la république de l'univers, dont Dieu est le monarque ; qu'il y a une parfaite justice et police observée dans cette cité de Dieu, et qu'il n'y a point de mauvaise action sans châtiment, ni de bonne sans une récompense proportionnée; que plus on connaîtra les choses, plus on les trouvera belles et conformes aux souhaits qu'un sage pourrait former; qu'il faut toujours être content de l'ordre du passé, parce qu'il est conforme à la volonté de Dieu absolue, qu'on connaît par l'événement; mais qu'il faut tâcher de rendre l'avenir, autant qu'il dépend de nous, conforme à la volonté de Dieu présomptive ou à ses commandements; orner notre Sparte et travailler à faire du bien sans se chagriner pourtant lorsque le succès y manque, dans la ferme créance que Dieu saura trouver le temps le plus propre aux changements en mieux; que ceux qui ne sont pas contents de l'ordre des choses ne sauraient se vanter d'aimer Dieu comme il faut; que la justice n'est autre chose que la charité du sage; que la charité est une bienveillance universelle dont le sage dispense l'exécution conformément aux mesures de la raison, afin d'obtenir le plus grand bien; et que la sagesse est la science de la félicité ou des moyens de parvenir au contentement durable, qui consiste dans un acheminement continuel à une plus grande perfection, ou au moins dans la variation d'un même degré de perfection.

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A l'égard de la physique, il faut entendre la nature de la force, toute différente du mouvement, qui est quelque chose de plus relatif; qu'il faut mesurer cette force par la quantité de l'effet; qu'il y a une force absolue, une force directive et une force respective; que chacune de ces forces se conserve dans le même degré dans l'univers, ou dans chaque machine non communicante avec les autres, et que les deux dernières forces, prises ensemble, composent la première ou l'absolue; mais qu'il ne se conserve pas la même quantité de mouvement, puisque je montre qu'autrement le mouvement perpétuel serait tout trouvé, et que l'effet serait plus puissant que sa

cause.

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