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CHAPITRE XX.

De l'erreur.

§ 1. PHILALÈTHE. Après avoir assez parlé de tous les moyens qui nous font connaître ou deviner la vérité, disons encore quelque chose de nos erreurs et mauvais jugements: il faut que les hommes se trompent souvent, puisqu'il y a tant de dissensions entre eux. Les raisons de cela se peuvent réduire à ces quatre : 1o le manque de preuves; 2o le peu d'habileté à s'en servir; 3o le manque de volonté d'en faire usage; 4o les fausses règles des probabilités. § 2. Quand je parle du défaut des preuves, je comprends encore celles qu'on pourrait trouver si on en avait les moyens et la commodité; mais c'est de quoi on manque le plus souvent. Tel est l'état des hommes dont la vie se passe à chercher de quoi subsister : ils sont aussi peu instruits de ce qui se passe dans le monde qu'un cheval de somme, qui va toujours par le même chemin, peut devenir habile dans la carte du pays. Il leur faudrait les langues, la lecture, la conversation, les observations de la nature et les expériences de l'art. § 3. Or, tout cela ne convenant point à leur état, dirons-nous donc que le gros des hommes n'est conduit au bonheur et à la misère que par un hasard aveugle? Faut-il qu'ils s'abandonnent aux opinions courantes et aux guides autorisés dans le pays, même par rapport au bonheur ou malheur éternel? ou sera-t-on malheureux éternellement pour être né plutôt dans un pays que dans un autre? Il faut pourtant avouer que personne n'est si fort occupé du soin de pourvoir à sa subsistance qu'il n'ait aucun temps de reste pour penser à son âme et pour s'instruire de ce qui regarde la religion, s'il y était aussi appliqué qu'il l'est à des choses moins importantes.

THEOPHILE. Supposons que les hommes ne soient pas toujours en état de s'instruire eux-mêmes, et que, ne pouvant pas abandonner avec prudence le soin de la subsistance de leur famille pour chercher des vérités difficiles, qu'ils soient obligés de suivre les sentiments autorisés chez eux, il faudra toujours juger que, dans ceux qui ont la vraie religion sans en avoir des preuves, la grâce intérieure suppléera au défaut des motifs de la crédibilité; et la

charité nous fait juger encore, comme je vous ai déjà marqué, que Dieu fait pour les personnes de bonne volonté, élevées parmi les épaisses ténèbres des erreurs les plus dangereuses, tout ce que sa bonté et sa justice demandent, quoique peut-être d'une manière qui nous est inconnue. On a des histoires, applaudies dans l'Eglise romaine, de personnes qui ont été ressuscitées exprès pour ne point manquer des secours salutaires; mais Dieu peut secourir les âmes par l'opération interne du Saint-Esprit, sans avoir besoin d'un si grand miracle; et ce qu'il y a de bon et de consolant pour le genre humain, c'est que pour se mettre dans l'état de la grâce de Dieu, il ne faut que la bonne volonté, mais sincère et sérieuse. Je reconnais qu'on n'a pas même cette bonne volonté sans la grâce de Dieu, d'autant que tout bien naturel ou surnaturel vient de lui; mais c'est toujours assez qu'il ne faut qu'avoir la volonté, et qu'il est impossible que Dieu puisse demander une condition plus facile et plus raisonnable.

§ 4. PHILALÈTHE. Il y en a qui sont assez à leur aise pour avoir toutes les commodités propres à éclaircir leurs doutes; mais ils sont détournés de cela par des obstacles pleins d'artifices qu'il est assez facile d'apercevoir sans qu'il soit nécessaire de les étaler en cet endroit. § 5. J'aime mieux parler de ceux qui manquent d’habileté pour faire valoir les preuves qu'ils ont pour ainsi dire sous la main, et qui ne sauraient retenir une longue suite de conséquences ni peser toutes les circonstances. Il y a des gens d'un seul syllogisme, et il y en a de deux seulement. Ce n'est pas le lieu ici de déterminer si cette imperfection vient d'une différence naturelle des âmes mêmes ou des organes, ou si elle dépend du défaut de l'exercice qui polit les facultés naturelles. Il nous suffit ici qu'elle est visible, et qu'on n'a qu'à aller du palais ou de la Bourse aux hôpitaux et aux petites-maisons pour s'en apercevoir.

THEOPHILE. Ce ne sont pas les pauvres seuls qui sont nécessiteux'; il manque plus à certains riches qu'à eux, parce que ces riches demandent trop et se mettent volontairement dans une espèce d'indigence qui les empêche de vaquer aux considérations importantes. L'exemple y fait beaucoup on s'attache à suivre celui de ses pareils qu'on est obligé de pratiquer sans faire paraître un esprit de contrariété, et cela fait aisément qu'on leur devient semblable. Il est bien difficile de contenter en même temps la rai

son et la coutume. Quant à ceux qui manquent de capacité, il y en a peut-être moins qu'on ne pense; je crois que le bon sens avec l'application peuvent suffire à tout ce qui ne demande pas la promptitude. Je présuppose le bon sens, parce que je ne crois pas que vous vouliez exiger la recherche de la vérité des habitants des petites-maisons. Il est vrai qu'il n'y en a pas beaucoup qui n'en pourraient revenir si nous en connaissions les moyens ; et quelque différence orignale qu'il y ait entre nos âmes (comme je crois en effet qu'il y en a), il est toujours sûr que l'une pourrait aller aussi loin que l'autre (mais non pas peut-être si vite), si elle était menée comme il faut.

§ 6. PHILALETHE. Il y a une autre sorte de gens qui ne manquent que de volonté. Un violent attachement au plaisir, une constante application à ce qui regarde leur fortune, une paresse ou négligence générale, une aversion particulière pour l'étude et la méditation, les empêchent de penser sérieusement à la vérité. Il y en a même qui craignent qu'une recherche exempte de toute partialité ne fût point favorable aux opinions qui s'accommodent le mieux à leurs préjugés et à leurs desseins. On connaît des personnes qui ne veulent pas lire une lettre qu'on suppose porter de méchantes nouvelles, et bien des gens évitent d'arrêter leurs comptes ou de s'informer de l'état de leur bien de peur d'apprendre ce qu'ils voudraient toujours ignorer. Il y en a qui ont de grands revenus et les emploient tous à des provisions pour le corps, sans songer aux moyens de perfectionner l'entendement. Ils prennent un grand soin de paraître toujours dans un équipage propre et brillant, et ils souffrent sans peine que leur âme soit couverte des méchants haillons de la prévention et de l'erreur, et que la nudité, c'est-à-dire l'ignorance, paraisse à travers. Sans parler des intérêts qu'ils doivent prendre à un état à venir, ils ne négligent pas moins ce qu'ils sont intéressés à connaître dans la vie qu'ils mènent dans ce monde; et c'est quelque chose d'étrange que bien souvent ceux qui regardent le pouvoir et l'autorité comme un apanage de leur naissance ou de leur fortune l'abandonnent négligemment à des gens d'une condition inférieure à la leur, mais qui les surpassent en connaissance; car il faut bien que les aveugles soient conduits par ceux qui voient, ou qu'ils tombent dans la fosse, et il n'y a point de pire esclavage que celui de l'entendement.

THEOPHILE. Il n'y a point de preuve plus évidente de la né

gligence des hommes par rapport à leurs vrais intérêts, que le peu de soin qu'on a de connaître et de pratiquer ce qui convient à la santé, qui est un de nos plus grands biens; et quoique les grands se ressentent autant et plus que les autres des mauvais effets de cette négligence, ils n'en reviennent point. Pour ce qui se rapporte à la foi, plusieurs regardent la pensée qui les pourrait porter à la dis cussion comme une tentation du démon, qu'ils ne croient pouvoir mieux surmonter qu'en tournant l'esprit à toute autre chose. Les hommes qui n'aiment que les plaisirs ou qui s'attachent à quelque occupation ont coutume de négliger les autres affaires. Un joueur, un chasseur, un buveur, un débauché, et même un curieux de bagatelles perdra sa fortune et son bien, faute de se donner la peine de solliciter un procès ou de parler à des gens en poste. Il y en a comme l'empereur Honorius, qui, lorsqu'on lui rapporta la perte de Rome, crut que c'était sa poule qui portait ce nom, ce qui le fâcha plus que la vérité. Il serait à souhaiter que les hommes qui ont du pouvoir eussent de la connaissance à proportion; mais quand le détail des sciences, des arts, de l'histoire des langues n'y serait pas, un jugement solide et exercé, et une connaissance des choses également grandes et générales, en un mot, summa rerum, pourrait suffire. Et comme l'empereur Auguste avait un abrégé des forces et besoins de l'Etat, qu'il appelait breviarium imperii, on pourrait avoir un abrégé des intérêts de l'homme qui mériterait d'être appelé enchiridion sapientiæ, si les hommes voulaient avoir soin de ce qui leur importe le plus.

§ 7. PHILALÈTHE. Enfin la plupart de nos erreurs viennent des fausses mesures de probabilité qu'on prend, soit en suspendant son jugement malgré des raisons manifestes, soit en le donnant malgré des probabilités contraires. Ces fausses mesures consistent (1) dans des propositions douteuses prises pour principes, (2) dans des hypothèses reçues, (3) dans l'autorité. § 8. Nous jugeons ordinairement de la vérité par la conformité avec ce que nous regardons comme principes incontestables, et cela nous fait mépriser le témoignage des autres, et même celui de nos sens quand ils y sont ou paraissent contraires; mais avant que de s'y fier avec tant d'assurance, il faudrait les examiner avec la dernière exactitude. § 9. Les enfants reçoivent des propositions qui leur sont inculquées par leurs père et mère, nourrices, précepteurs et autres qui sont autour d'eux ; et ces propositions, ayant pris racine, passent pour sacrées

comme un urim et thumim que Dieu aurait mis lui-même dans l'âme. § 10. On a de la peine à souffrir ce qui choque ces oracles internes, pendant qu'on digère les plus grandes absurdités qui s'y accordent. Cela paraît par l'extrême obstination qu'on remarque dans différents hommes à croire fortement des opinions directement opposées comme des articles de foi, quoiqu'elles soient fort souvent également absurdes. Prenez un homme de bon sens, mais persuadé de cette maxime, qu'on doit croire ce qu'on croit dans sa communion, telle qu'on l'enseigne à Wittemberg ou en Suède; quelle disposition n'a-t-il pas à recevoir sans peine la doctrine de la consubstantiation, et à croire qu'une même chose est chair et pain à la fois!

THEOPHILE. Il paraît bien, monsieur, que vous n'êtes pas assez instruit des sentiments des évangéliques qui admettent la présence réelle du corps de Notre-Seigneur dans l'eucharistie. Ils se sont expliqués mille fois qu'ils ne veulent point de consubstantiation du pain et du vin avec la chair et le sang de Jésus-Christ, et encore moins qu'une même chose soit chair et pain ensemble. Ils enseignent seulement qu'en recevant les symboles visibles on reçoit d'une manière invisible et surnaturelle le corps du Sauveur sans qu'il soit enfermé dans le pain. Et la présence qu'ils entendent n'est point locale ou spatiale pour ainsi dire, c'est-à-dire déterminée par les dimensions du corps présent, de sorte que tout ce que les sens y peuvent opposer ne les regarde point. Et pour faire voir que les inconvénients qu'on pourrait tirer de la raison ne les touchent point non plus, ils déclarent que ce qu'ils entendent par la substance du corps ne consiste point dans l'étendue ou dimension; et ils ne font point difficulté d'admettre que le corps glorieux de JésusChrist garde une certaine présence ordinaire et locale, mais convenable à son état, dans le lieu sublime où il se trouve, toute différente de cette présence sacramentale dont il s'agit ici, ou de sa présence miraculeuse avec laquelle il gouverne l'Eglise, qui fait qu'il est, non pas partout comme Dieu, mais là où il veut bien être, се qui est le sentiment des plus modérés; de sorte que pour montrer l'absurdité de leur doctrine, il faudrait démontrer que toute l'essence du corps ne consiste que dans l'étendue et de ce qui est uniquement mesuré par là, ce que personne n'a encore fait, que je sache. Aussi toute cette difficulté ne regarde pas moins les réformés

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