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parler qui oppose la raison à la foi, quoiqu'elle soit fort autorisée, est impropre; car c'est par la raison que nous devons croire. La foi est un ferme assentiment, et l'assentiment réglé comme il faut ne peut être donné que sur de bonnes raisons. Ainsi celui qui croit sans avoir aucune raison de croire peut être amoureux de ses fantaisies, mais il n'est pas vrai qu'il cherche la vérité, ni qu'il rende une obéissance légitime à son divin maître, qui voudrait qu'il fit usage des facultés dont il l'a enrichi pour le préserver de l'erreur. Autrement, s'il est dans le bon chemin, c'est par hasard ; et s'i] est dans le mauvais, c'est par sa faute, dont il est comptable à Dieu.

THEOPHILE. Je vous applaudis fort, monsieur, lorsque vous voulez que la foi soit fondée en raison : sans cela, pourquoi préférerions-nous la Bible à l'Alcoran ou aux anciens livres des bramines? Aussi nos théologiens et autres savants hommes l'ont bien reconnu, et c'est ce qui nous a fait avoir de si beaux ouvrages de la vérité de la religion chrétienne, et tant de belles preuves qu'on a mises en avant contre les païens et autres mécréants anciens et modernes. Aussi les personnes sages ont toujours tenu pour suspects ceux qui ont prétendu qu'il ne fallait point se mettre en peine des raisons et preuves quand il s'agit de croire; chose impossible en effet, à moins que croire ne signifie réciter, ou répéter et laisser passer sans s'en mettre en peine, comme font bien des gens, et comme c'est même le caractère de quelques nations plus que d'autres. C'est pourquoi quelques philosophes aristotéliciens des quinzième et seizième siècles, dont les restes ont subsisté encore longtemps depuis (comme l'on peut juger par les lettres de feu M. Naudé et les Naudeana), ayant voulu soutenir deux vérités opposées, l'une philosophique et l'autre théologique, le dernier concile de Latran sous Léon X eut raison de s'y opposer, comme je crois avoir déjà remarqué. Et une dispute toute semblable s'éleva à Helmstaedt autrefois entre Daniel Hoffmann, théologien, et Corneille Martin, philosophe; mais avec cette différence que le philosophe conciliait la philosophie avec la révélation, et que le théołogien en voulait rejeter l'usage. Mais le duc Jules, fondateur de l'université, prononça pour le philosophe. Il est vrai que de notre temps une personne de la plus grande élévation disait qu'en matière de foi il fallait se crever les yeux pour voir clair, et Tertullien dit quelque part: Ceci est vrai, car il est impossible; il le faut croire

car c'est une absurdité. Mais si l'intention de ceux qui s'expliquent de cette manière est bonne, toujours les expressions sont outrées et peuvent faire du tort. Saint Paul parle plus juste lorsqu'il dit que la sagesse de Dieu est folie devant les hommes; c'est parce que les hommes ne jugent des choses que suivant leur expérience, qui est extrêmement bornée, et tout ce qui n'y est point conforme leur paraît une absurdité. Mais ce jugement est fort téméraire, car il y a même une infinité de choses naturelles qui nous passeraient pour absurdes si on nous les racontait, comme la glace, qu'on disait couvrir nos rivières, le parut au roi de Siam. Mais l'ordre de la nature même, n'étant d'aucune nécessité métaphysique, n'est fondé que dans le bon plaisir de Dieu, de sorte qu'il s'en peut éloigner par des raisons supérieures de la grâce, quoiqu'il n'y faille point aller que sur de bonnes preuves, qui ne peuvent venir que du témoignage de Dieu lui-même, où l'on doit déférer absolument lorsqu'il est dûment vérifié.

CHAPITRE XVIII.

De la foi et de la raison, et de leurs bornes distinctes.

§ 1. PHILALÈTHE. Accommodons-nous cependant de la manière de parler reçue, et souffrons que dans un certain sens on distingue la foi de la raison. Mais il est juste qu'on explique bien nettement ce sens, et qu'on établisse les bornes qui sont entre ces deux choses; car l'incertitude de ces bornes a certainement produit dans le monde de grandes disputes, et peut-être causé même de grands désordres. Il est au moins manifeste que, jusqu'à ce qu'on les ait déterminées, c'est en vain qu'on dispute, puisqu'il faut employer la raison en disputant de la foi. § 2. Je trouve que chaque secte se sert avec plaisir de la raison autant qu'elle en croit pouvoir tirer quelque secours; cependant, dès que la raison vient à manquer, on s'écrie que c'est un article de foi qui est au-dessus de la raison. Mais l'antagoniste aurait pu se servir de la même défaite lorsqu'on se mêlait de raisonner contre lui, à moins qu'on ne marque pourquoi cela ne lui était pas permis dans un cas qui semble pareil. Je suppose que la raison est ici la découverte de la certitude ou de la probabilité des propositions tirées des connaissances que nous

avons acquises par l'usage de nos facultés naturelles, c'est-à-dire par sensation et par réflexion, et que la foi est l'assentiment qu'on donne à une proposition fondée sur la révélation, c'est-à-dire sur une communication extraordinaire de Dieu, qui l'a fait connaître aux hommes. § 3. Mais un homme inspiré de Dieu ne peut point communiquer aux autres aucune nouvelle idée simple, parce qu'il ne se sert que des paroles ou d'autres signes qui réveillent en nous des idées simples que la coutume y a attachées, ou de leur combinaison; et, quelques idées nouvelles que saint Paul eût reçues lorsqu'il fut ravi au troisième ciel, tout ce qu'il en a pu dire fut que <<< ce sont des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a point » ouïes, et qui ne sont jamais entrées dans le cœur de l'homme. » Supposez qu'il y eût des créatures dans le globe de Jupiter, pourvues de six sens, et que Dieu donnât surnaturellement à un homme d'entre nous les idées de ce sixième sens, il ne pourra point les faire naître par des paroles dans l'esprit des autres hommes. Il faut donc distinguer entre révélation originelle et traditionnelle. La première est une impression que Dieu fait immédiatement sur l'esprit, à laquelle nous ne pouvons fixer aucunes bornes; l'autre ne vient que par les voies ordinaires de la communication, et ne saurait donner de nouvelles idées simples. 2. 4. Il est vrai qu'encore les vérités qu'on peut découvrir par la raison nous peuvent ètre communiquées par une révélation traditionnelle, comme si Dieu avait voulu communiquer aux hommes des théorèmes géométriques; mais ce ne serait pas avec autant de certitude que si nous en avions la démonstration tirée de la liaison des idées. C'est aussi comme Noé avait une connaissance plus certaine de déluge que celle que nous en acquérons par le livre de Moïse; et comme l'assurance de celui qui a vu que Moïse l'écrivait actuellement et qu'il faisait les miracles qui justifient son inspiration, était plus grande que la nôtre. § 5. C'est ce qui fait que la révélation ne peut aller contre une claire évidence de raison, parce que, lors même que la révélation est immédiate et originelle, il faut savoir avec évidence que nous ne nous trompons point en l'attribuant à Dieu, et que nous en comprenons le sens; et cette évidence ne peut jamais être plus grande que celle de notre connaissance intuitive, et par conséquent nulle proposition ne saurait être reçue pour révélation divine lorsqu'elle est opposée contradictoirement à cette connais

sance immédiate; autrement il ne resterait plus de différence dans le monde entre la vérité et la fausseté, nulle mesure du croyable et de l'incroyable. Et il n'est point concevable qu'une chose vienne de Dieu, ce bienfaisant auteur de notre être, laquelle, étant reçue pour véritable, doit renverser les fondements de nos connaissances et rendre toutes nos facultés inutiles. § 6. Et ceux qui n'ont la révélation que médiatement, ou par tradition de bouche en bouche, ou par écrit, ont encore plus besoin de la raison pour s'en assurer. § 7. Cependant il est toujours vrai que les choses qui sont au delà de ce que nos facultés naturelles peuvent découvrir sont les propres matières de la foi, comme la chute des anges rebelles, la ressuscitation des morts. § 9. C'est là où il faut écouter uniquement la révélation; et, même à l'égard des propositions probables, une révélation évidente nous déterminera contre la probabilité.

THEOPHILE. Si vous ne prenez la foi que pour ce qui est fondé dans des motifs de crédibilité (comme on les appelle), et la détachez de la grâce interne, qui y détermine l'esprit immédiatement, tout ce que vous dites, monsieur, est incontestable. Il faut avouer qu'il y a bien des jugements plus évidents que ceux qui dépendent de ces motifs. Les uns y sont plus avancés que les autres, et même il y a quantité de personnes qui ne les ont jamais connus et encore moins pesés, et qui, par conséquent, n'ont pas même ce qui pourrait passer pour un motif de probabilité. Mais la grâce interne du Saint-Esprit y supplée immédiatement d'une manière surnaturelle, et c'est ce qui fait ce que les théologiens appellent proprement une foi divine. Il est vrai que Dieu ne la donne jamais que lorsque ce qu'il fait croire est fondé en raison; autrement il détruirait les moyens de connaître la vérité, et ouvrirait la porte à l'enthousiasme; mais il n'est point nécessaire que tous ceux qui ont cette foi divine connaissent ces raisons, et encore moins qu'ils les aient toujours devant les yeux. Autrement les simples et idiots, au moins aujourd'hui, n'auraient jamais la vraie foi, et les plus éclairés ne l'auraient pas quand ils pourraient en avoir le plus de besoin, car ils ne peuvent pas se souvenir toujours des raisons de croire. La question de l'usage de la raison en théologie a été des plus agitées, tant entre les sociniens et ceux qu'on peut appeler catholiques dans un sens général, qu'entre les réformés et les évangéliques, comme on nomme préférablement en Allemagne ceux que plusieurs appel

lent luthériens mal à propos. Je me souviens d'avoir lu un jour une métaphysique d'un Stegmannus socinien (différent de Josué Stegmann, qui a écrit lui-même contre eux) qui n'a pas encore été imprimée, que je sache; de l'autre côté, un Keslerus, théologien de Saxe, a écrit une logique et quelques autres sciences philosophiques opposées exprès aux sociniens. On peut dire généralement que les sociniens vont trop vite à rejeter tout ce qui n'est pas conforme à l'ordre de la nature, lors même qu'ils n'en sauraient prouver absolument l'impossibilité. Mais aussi leurs adversaires quelquefois vont trop loin et poussent le mystère jusqu'aux bords de la contradiction, en quoi ils font du tort à la vérité qu'ils tâchent de défendre, et je fus surpris de voir un jour dans la Somme de théologie du P. Honoré Fabry, qui d'ailleurs a été un des plus habiles de son ordre, qu'il niait dans les choses divines (comme font encore quelques autres théologiens) ce grand principe qui dit que les choses qui sont les mêmes avec une troisième sont >> les mêmes entre elles. » C'est donner cause gagnée aux adversaires sans y penser, et ôter toute certitude et tout raisonnement. Il faut dire plutôt que ce principe y est mal appliqué. Le même auteur rejette dans sa philosophie les distinctions virtuelles que les scotistes mettent dans les choses créées, parce qu'elles renverseraient, dit-il, le principe de contradiction; et quand on lui objecte qu'il faut admettre ces distinctions en Dieu, il répond que la foi l'ordonne. Mais comment la foi peut-elle ordonner quoi que ce soit qui renverse un principe sans lequel toute créance, affirmation ou négation serait vaine? Il faut donc nécessairement que deux propositions vraies en même temps ne soient point tout à fait contradictoires; et si A et C ne sont point la même chose, il faut bien que B, qui est le même avec A, soit pris autrement que B, qui est le même avec C. Nicolaus Vedelius, professeur de Genève et depuis de Deventer, a publié autrefois un livre intitulé Rationale theologicum, à qui Jean Musæus, professeur de Jena (qui est une université évangélique en Thuringe), opposa un autre livre sur le même sujet, c'est-à-dire sur l'Usage de la raison en théologie. Je me souviens de les avoir considérés autrefois, et d'avoir remarqué que la controverse principale était embrouillée par des questions incidentes, comme lorsqu'on demande ce que c'est qu'une conclusion théologique, et s'il en faut juger par les termes

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