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tant caché sous cette manière d'énigme. La substance en grosses lettres pourrait faire soupçonner qu'il conçoit la production de la matière comme celle des accidents, qu'on ne fait point de difficulté de tirer du néant : et distinguant sa pensée singulière de la « philo» sophie qui est présentement fondée dans le monde, ou dans cet >> endroit de la terre, » je ne sais s'il n'a pas eu en vue les platoniciens, qui prenaient la matière pour quelque chose de fuyant et de passager, à la manière des accidents, et avaient une tout autre idée des esprits et des âmes.

19. PHILALÈTHE. Enfin, si quelques-uns nient la création, par laquelle les choses sont faites de rien, parce qu'ils ne la sauraient concevoir, notre auteur, écrivant avant qu'il ait su votre découverte sur la raison de l'union de l'âme et du corps, leur objecte qu'ils ne comprennent pas comment les mouvements volontaires sont produits dans les corps par la volonté de l'âme, et ne laissent pas de le croire, convaincus par l'expérience; et il réplique avec raison à ceux qui répondent que l'âme, ne pouvant produire un nouveau mouvement, produit seulement une nouvelle détermination des esprits animaux, il leur réplique, dis-je, que l'un est aussi inconcevable que l'autre. Et rien ne peut être mieux dit que ce qu'il ajoute à cette occasion, que vouloir borner ce que Dieu peut faire à ce que nous pouvons comprendre, c'est donner une étendue infinie à notre compréhension, ou faire Dieu lui-même fini.

THEOPHILE. Quoique maintenant la difficulté sur l'union de l'âme et du corps soit levée à mon avis, il en reste ailleurs. J'ai montré a posteriori, par l'harmonie préétablie, que toutes les monades ont reçu leur origine de Dieu et en dépendent. Cependant on n'en saurait comprendre le comment en détail; et dans le fond, leur conservation n'est autre chose qu'une création continuelle, comme les scolastiques l'ont fort bien reconnu.

CHAPITRE XI.

De la connaissance que nous avons de l'existence des autres choses.

§ 1. PHILALÈTHE. Comme donc la seule existence de Dieu a une liaison nécessaire avec la nôtre, nos idées que nous pouvons avoir

de quelque chose ne prouvent pas plus l'existence de cette chose que le portrait d'un homme ne prouve son existence dans le monde. § 2. La certitude cependant que j'ai du blanc et du noir sur ce papier par la voie de la sensation est aussi grande que celle du mouvement de ma main, qui ne cède qu'à la connaissance de notre existence et de celle de Dieu. § 3. Cette certitude mérite le nom de connaissance. Car je ne crois pas que personne puisse être sérieusement si sceptique que d'être incertain de l'existence des choses qu'il voit et qu'il sent. Du moins celui qui peut porter ses doutes si avant n'aura jamais aucun différend avec moi, puisqu'il ne pourra jamais être assuré que je dise quoi que ce soit contre son sentiment. Les perceptions des choses sensibles, § 4, sont produites par des causes extérieures qui affectent nos sens, car nous n'acquérons point ces perceptions sans les organes; et si les organes suffisaient, ils les produiraient toujours. § 5. De plus, j'éprouve quelquefois que je ne saurais empêcher qu'elles ne soient produites dans mon esprit, comme par exemple la lumière, quand j'ai les yeux ouverts dans un lieu où le jour peut entrer; au lieu que je puis quitter les idées qui sont dans ma mémoire. Il faut donc qu'il y ait quelque cause extérieure de cette impression vive dont je ne puis surmonter l'efficace. § 6. Quelques-unes de ces perceptions sont produites en nous avec douleur, quoique ensuite nous nous en souvenions sans ressentir la moindre incommodité. Bien qu'aussi les démonstrations mathématiques ne dépendent point des sens, cependant l'examen qu'on en fait par le moyen des figures sert beaucoup à prouver l'évidence de notre vue et semble lui donner une certitude qui approche de celle de la démonstration même. § 7. Nos sens aussi en plusieurs cas se rendent témoignage l'un à l'autre. Celui qui voit le feu peut le sentir s'il en doute. Et en écrivant ceci, vois que je puis changer les apparences du papier et dire par avance quelle nouvelle idée il va présenter à l'esprit; mais quand ces caractères sont tracés, je ne puis plus éviter de les voir tels qu'ils sont, outre que la vue de ces caractères fera prononcer à un autre homme les mêmes sons. § 8. Si quelqu'un croit que tout cela n'est qu'un long songe, il pourra songer, s'il lui plait, que je lui fais cette réponse, que notre certitude fondée sur le témoignage des sens est aussi parfaite que notre nature le permet et que notre condition le demande. Qui voit brûler une chandelle et éprouve la

je

chaleur de la flamme qui lui fait du mal s'il ne retire le doigt, ne demandera pas une plus grande certitude pour régler son action; et si ce songeur ne le faisait, il se trouverait éveillé. Une telle assurance nous suffit donc, qui est aussi certaine que le plaisir ou la douleur, deux choses au delà desquelles nous n'avons aucun intérêt dans la connaissance ou existence des choses. § 9. Mais au delà de notre sensation actuelle il n'y a point de connaissance, et ce n'est que vraisemblance, comme lorsque je crois qu'il y a des hommes dans le monde; en quoi il y a une extrême probabilité, quoique maintenant, seul dans mon cabinet, je n'en voie aucun. § 10. Aussi serait-ce une folie d'attendre une démonstration sur chaque chose et de ne point agir suivant les vérités claires et évidentes, quand elles ne sont point démontrables. Et un homme qui voudrait en user ainsi ne pourrait s'assurer d'autre chose que de périr en fort peu de temps.

THÉOPHILE. J'ai déjà remarqué dans nos conférences précédentes que la vérité des choses sensibles se justifie par leur liaison, qui dépend des vérités intellectuelles, fondées en raison, et des observations constantes dans les choses sensibles mêmes, lors même que les raisons ne paraissent pas. Et comme ces raisons et observations nous donnent moyen de juger de l'avenir par rapport à notre intérêt, et que le succès répond à notre jugement raisonnable, on ne saurait demander ni avoir même une plus grande certitude sur ces objets. Aussi peut-on rendre raison des songes mêmes et de leur peu de liaison avec d'autres phénomènes. Cependant je crois qu'on pourrait étendre l'appellation de la connaissance et de la certitude au delà des sensations actuelles, puisque la clarté et l'évidence vont au delà, que je considère comme une espèce de la certitude: et ce serait sans doute une folie de douter sérieusement s'il y a des hommes au monde lorsque nous n'en voyons point. Douter sérieusement est douter par rapport à la pratique; et l'on pourrait prendre la certitude pour une connaissance de la vérité, avec laquelle on n'en peut point douter par rapport à la pratique sans folie; et quelquefois on la prend encore plus généralement, et on l'applique au cas où l'on ne saurait douter sans mériter d'être fort blâmé. Mais l'évidence serait une certitude lumineuse, c'est-à-dire où l'on ne doute point à cause de la liaison qu'on voit entre les idées. Suivant cette définition de la certitude, nous sommes cer

tains que Constantinople est dans le monde, que Constantin et Alexandre le Grand et que Jules-César ont vécu. Il est vrai que quelque paysan des Ardennes en pourrait douter avec justice, faute d'information; mais un homme de lettres et du monde ne le pourrait faire sans un grand déréglement d'esprit.

§ 11. PHILALÈTHE. Nous sommes assurés véritablement par notre mémoire de beaucoup de choses qui sont passées, mais nous ne pourrons pas bien juger si elles subsistent encore. Je vis hier de l'eau et un certain nombre de belles couleurs sur des bouteilles qui se formèrent sur cette eau. Maintenant je suis certain que ces bouteilles ont existé aussi bien que cette eau, mais je ne connais pas plus certainement l'existence présente de l'eau que celle des bouteilles, quoique la première soit infiniment plus probable, parce qu'on a observé que l'eau est durable et que les bouteilles disparaissent. § 12. Enfin, hors de nous et de Dieu nous ne connaissons d'autres esprits que par la révélation, et n'en avons que la certitude de la foi.

THÉOPHILE. Il a été remarqué déjà que notre mémoire nous trompe quelquefois, et nous y ajoutons foi ou non, selon qu'elle est plus ou moins vive et plus ou moins liée avec les choses que nous savons; et quand même nous sommes assurés du principal, nous pouvons souvent douter des circonstances. Je me souviens d'avoir connu un certain homme, car je sens que son image ne m'est point nouvelle non plus que sa voix; et ce double indice m'est un meilleur garant que l'un des deux, mais je ne saurais me souvenir où je l'ai vu. Cependant il arrive, quoique rarement, qu'on voit une personne en songe avant que de la voir en chair et en os; et on m'a assuré qu'une demoiselle d'une cour connue vit en songeant et dépeignit à ses amies celui qu'elle épousa depuis et la salle où les fiançailles se célébrèrent; ce qu'elle fit avant que d'avoir vu et connu ni l'homme ni le lieu. On l'attribuait à je ne sais quel pressentiment secret; mais le hasard peut produire cet effet, puisqu'il est assez rare que cela arrive, outre que, les images des songes étant un peu obscures, on a plus de liberté de les rapporter par après à quelques autres.

§ 13. PHILALÈTHE. Concluons qu'il y a deux sortes de propositions, les unes particulières et sur l'existence, comme, par exemple, qu'un éléphant existe; les autres générales sur la dépendance des

idées, comme, par exemple, que les hommes doivent obéir à Dieu. § 14. La plupart de ces propositions générales et certaines portent le nom de vérités éternelles, et, en effet, elles le sont toutes. Ce n'est pas que ce soient des propositions formées actuellement quelque part de toute éternité, ou qu'elles soient gravées dans l'esprit d'après quelque modèle qui existât toujours; mais c'est parce que nous sommes assurés que lorsque une créature, enrichie de facultés et de moyens pour cela, appliquera ses pensées à la considération de ses idées, elle trouvera la vérité de ces propositions.

THEOPHILE. Votre division paraît revenir à la mienne, des propositions de fait et des propositions de raison. Les propositions de fait aussi peuvent devenir générales en quelque façon, mais c'est par l'induction ou observation; de sorte que ce n'est qu'une multitude de faits semblables, comme lorsqu'on observe que tout vifargent s'évapore par la force du feu ; et ce n'est pas une généralité parfaite, parce qu'on n'en voit point la nécessité. Les propositions générales de raison sont nécessaires, quoique la raison en fournisse aussi qui ne sont pas absolument générales et ne sont que vraisemblables, comme, par exemple, lorsque nous présumons qu'une idée est possible, jusqu'à ce que le contraire se découvre par une plus exacte recherche. Il y a enfin des propositions mixtes, qui sont tirées des prémisses, dont quelques-unes viennent des faits et des observations, et d'autres sont des propositions nécessaires : et telles sont quantité de conclusions géographiques et astronomiques sur le globe de la terre et sur le cours des astres, qui naissent par la combinaison des observations des voyageurs et des astronomes avec les théorèmes de géométrie et d'arithmétique. Mais comme, selon l'usage des logiciens, la conclusion suit la plus faible des prémisses et ne saurait avoir plus de certitude qu'elle, ces propositions mixtes n'ont que la certitude et la généralité qui appartient à des observations. Pour ce qui est des vérités éternelles, il faut observer que dans le fond elles sont toutes conditionnelles, et disent en effet Telle chose posée, telle autre chose est. Par exemple, disant : Toute figure qui a trois côtés aura aussi trois angles, je ne dis autre chose sinon que, supposé qu'il y ait une figure à trois côtés, cette même figure aura trois angles. Je dis cette même, et c'est en quoi les propositions catégoriques, qui peuvent être énoncées sans condition, quoiqu'elles soient condi

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