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sences des choses; et comme notre esprit ne les connaît que par abstraction, en les détachant de toute existence particulière autre que celle qui est dans notre entendement, elles ne nous donnent absolument point de connaissance d'aucune existence réelle : et les propositions universelles, dont nous pourrons avoir une connaissance certaine, ne se rapportent point à l'existence. Et d'ailleurs, toutes les fois qu'on attribue quelque chose à un individu d'un genre ou d'une espèce par une proposition qui ne serait point certaine, si le même était attribué au genre ou à l'espèce en général, la proposition n'appartient qu'à l'existence, et ne fait connaître qu'une liaison accidentelle dans ces choses existantes en particulier, comme lorsqu'on dit qu'un tel homme est docte.

THEOPHILE. Fort bien, et c'est dans ce sens que les philosophes aussi, distinguant si souvent entre ce qui est de l'essence et ce qui est de l'existence, rapportent à l'existence tout ce qui est accidentel ou contingent. Bien souvent on ne sait pas même si les propositions universelles, que nous ne savons que par expérience, ne sont pas peut-être accidentelles aussi, parce que notre expérience est bornée; comme, dans les pays où l'eau n'est point glacée, cette proposition qu'on y formera, que l'eau est toujours dans un état fluide, n'est pas essentielle, et on le connaît en venant dans des pays plus froids. Cependant on peut prendre l'accidentel d'une manière plus rétrécie, en sorte qu'il y a comme un milieu entre lui et l'essentiel; et ce milieu est le naturel, c'est-à-dire ce qui n'appartient pas à la chose nécessairement, mais qui cependant lui convient de soi si rien ne l'empêche. Ainsi quelqu'un pourrait soutenir qu'à la vérité il n'est pas essentiel à l'eau, mais qu'il lui est naturel au moins d'être fluide. On le pourrait soutenir, dis-je ; mais ce n'est pas pourtant une chose démontrée : et peut-être que les habitants de la lune, s'il y en avait, auraient sujet de ne se pas croire moins fondés de dire qu'il est naturel à l'eau d'être glacée. Cependant il y a d'autres cas où le naturel est moins douteux. Par exemple, un rayon de lumière va toujours droit dans le même milieu, à moins que par accident il ne rencontre quelque surface qui le réfléchisse. Au reste, Aristote a coutume de rapporter à la ma¬ tière la source des choses accidentelles ; mais alors il faut entendre la matière seconde, c'est-à-dire le tas ou la masse des corps.

§ 2. PHILALÈTHE. J'ai remarqué déjà, suivant l'excellent auteur

anglais qui a écrit l'Essai concernant l'entendement, que nous connaissons notre existence par l'intuition, celle de Dieu par démonstration, et celle des autres par sensation. § 3. Or cette intuition qui fait connaître notre existence à nous-mêmes fait que nous la connaissons avec une évidence entière, qui n'est point capable d'être prouvée et n'en a point besoin; tellement que, lors même que j'entreprends de douter de toutes choses, ce doute même ne me permet pas de douter de mon existence. Enfin nous avons là-dessus le plus haut degré de certitude qu'on puisse imaginer.

THEOPHILE. Je suis entièrement d'accord de tout ceci. Et j'ajoute que l'aperception immédiate de notre existence et de nos pensées nous fournit les premières vérités a posteriori, ou de fait, c'est-à-dire les premières expériences; comme les propositions identiques contiennent les premières vérités a priori, ou de raison, c'est-à-dire les premières lumières. Les unes et les autres sont incapables d'être prouvées, et peuvent être appelées immédiates : celles-là, parce qu'il y a immédiation entre l'entendement et son objet; celles-ci, parce qu'il y a immédiation entre le sujet et le prédicat.

CHAPITRE X.

De la connaissance que nous avons de l'existence de Dieu.

1. PHILALÈTHE. Dieu ayant donné à notre âme les facultés dont elle est ornée, il ne s'est point laissé sans témoignage; car les sens, l'intelligence et la raison nous fournissent des preuves manifestes de son existence.

THEOPHILE. Dieu n'a pas seulement donné à l'âme des facultés propres à le connaître, mais il lui a aussi imprimé des caractères qui le marquent, quoiqu'elle ait besoin des facultés pour s'apercevoir de ces caractères. Mais je ne veux point répéter ce qui a été discuté entre nous sur les idées et les vérités innées, parmi lesquelles je compte l'idée de Dieu et la vérité de son existence. Venons plutôt au fait.

PHILALÈTHE. Or, encore que l'existence de Dieu soit la vérité la plus aisée à prouver par la raison, et que son évidence égale, si je ne me trompe, celle des démonstrations mathématiques, elle de

mande pourtant de l'attention. Il n'est besoin d'abord que de faire réflexion sur nous-mêmes et sur notre propre existence indubitable. Ainsi, je suppose que chacun connaît qu'il est quelque chose qui existe actuellement, et qu'ainsi il y a un être réel. S'il y a quelqu'un qui puisse douter de sa propre existence, je déclare que ce n'est pas à lui que je parle. § 3. Nous savons encore par une connaissance de simple vue que le pur néant ne peut point produire un étre réel. D'où il s'ensuit d'une évidence mathématique que quelque chose a existé de toute éternité, puisque tout ce qui a un commencement doit avoir été produit par quelque autre chose. § 4. Or tout être qui tire son existence d'un autre tire aussi de lui tout ce qu'il a et toutes ses facultés. Donc la source éternelle de tous les êtres est aussi le principe de toutes leurs puissances, de sorte que cet étre éternel doit être aussi tout-puissant. § 5. De plus, l'homme trouve en lui-même de la connaissance. Donc il y a un étre intelligent. Or il est impossible qu'une chose absolument destituée de connaissance et de perception produise un être intelligent; et il est contraire à l'idée de la matière, privée de sentiment, de s'en produire à elle-même. Donc la source des choses est intelligente, et il y a eu un étre intelligent de toute éternité. § 6. Un être éternel, très-puissant et très-intelligent, est ce qu'on appelle Dieu. Que s'il se trouvait quelqu'un assez déraisonnable pour supposer que l'homme est le seul être qui ait de la connaissance et de la sagesse, mais que néanmoins il a été formé par le pur hasard, et que c'est ce même principe, aveugle et sans connaissance, qui conduit tout le reste de l'univers, je l'avertirai d'examiner à loisir la censure tout à fait solide et pleine d'emphase de Cicéron (De legibus, lib. 2). Certainement, dit-il, personne ne devrait être si sottement orgueilleux que de s'imaginer qu'il y au dedans de lui un entendement et de la raison, et que cependant il n'y a aucune intelligence qui gouverne tout ce vaste univers. De ce que je viens de dire, il s'ensuit clairement que nous avons une connaissance plus certaine de Dieu que de quelque autre chose que ce soit hors de nous.

THEOPHILE. Je vous assure, monsieur, avec une parfaite sincérité, que je suis extrêmement fâché d'être obligé de dire quelque chose contre cette démonstration: mais je le fais seulement afin de vous donner occasion d'en remplir le vide. C'est principalement à

l'endroit où vous concluez (§ 3) que quelque chose a existé de toute éternité. J'y trouve de l'ambiguïté si cela veut dire qu'il n'y a jamais eu aucun temps où rien n'existât. J'en demeure d'accord, et cela suit véritablement des précédentes propositions par une conséquence toute mathématique. Car si jamais il y avait eu rien, il y aurait toujours eu rien, le rien ne pouvant point produire un être; donc nous-mêmes ne serions pas, ce qui est contre la première vérité d'expérience. Mais la suite fait voir d'abord que, disant que quelque chose a existé de toute éternité, vous entendez une chose éternelle. Cependant il ne s'ensuit point, en vertu de ce que vous avez avancé jusqu'ici, que s'il y a toujours eu quelque chose, il y a toujours eu une certaine chose, c'est-à-dire qu'il y a un être éternel; car quelques adversaires diront que moi j'ai été produit par d'autres choses, et ces choses encore par d'autres. De plus, si quelques-uns admettent des êtres éternels (comme les épicuriens leurs atomes), ils ne se croiront pas être obligés pour cela d'accorder un Etre éternel qui soit seul la source de tous les autres. Car, quand ils reconnaîtraient que ce qui donne l'existence donne aussi les autres qualités et puissances de la chose, ils nieront qu'une seule chose donne l'existence aux autres, et ils diront même qu'à chaque chose plusieurs autres doivent concourir. Ainsi nous n'arriverons pas par cela seul à une source de toutes les puissances. Cependant il est très-raisonnable de juger qu'il y en a une, et même que l'univers est gouverné avec sagesse. Mais quand on croit la matière susceptible de sentiment, on pourra être disposé à croire qu'il n'est point impossible qu'elle le puisse produire. Au moins il sera difficile d'en apporter une preuve qui ne fasse voir en même temps qu'elle en est incapable tout à fait; et, supposé que notre pensée vienne d'un être pensant, peut-on prendre pour accordé, sans préjudice de la démonstration, que ce doit être Dieu ?

§ 7. PHILALÈTHE. Je ne doute point que l'excellent homme dont j'ai emprunté cette démonstration ne soit capable de la perfectionner; et je tâcherai de l'y porter, puisqu'il ne saurait guère rendre un plus grand service au public. Vous-même le souhaitez. Cela me fait croire que vous ne croyez point que pour fermer la bouche aux athées on doive faire rouler tout sur l'existence de l'idée de Dieu en nous, comme font quelques-uns qui s'attachent trop fortement à cette découverte favorite jusqu'à rejeter toutes les

autres démonstrations de l'existence de Dieu, ou du moins à tâcher de les affaiblir et à défendre de les employer comme si elles étaient faibles ou fausses: quoique dans le fond ce soient des preuves qui nous font voir si clairement, et d'une manière convaincante, l'existence de ce souverain Être, par la considération de notre propre existence et des parties sensibles de l'univers, que je ne pense pas qu'un homme sage y doive résister.

THÉOPHILE. Quoique je sois pour les idées innées, et particulièrement pour celle de Dieu, je ne crois point que les démonstrations des cartésiens tirées de l'idée de Dieu soient parfaites. J'ai montré amplement ailleurs (dans les Actes de Leipsic et dans les Mémoires de Trévoux) que celle que M. Descartes a empruntée d'Anselme, archevêque de Cantorbéry, est très-belle et très-ingénieuse à la vérité, mais qu'il y a encore un vide à remplir. Ce célèbre archevêque, qui a sans doute été un des plus capables hommes de son temps, se félicite, non sans raison, d'avoir trouvé un moyen de prouver l'existence de Dieu a priori, par sa propre notion, sans recourir à ses effets. Et voici à peu près la forme de son argument: Dieu est le plus grand, ou (comme parle Descartes) le plus parfait des êtres; ou bien c'est un Être d'une grandeur et d'une perfection suprême qui en enveloppe tous les degrés. C'est là la notion de Dieu. Voici maintenant comment l'existence suit de cette notion. C'est quelque chose de plus d'exister que de ne pas exister, ou bien l'existence ajoute un degré à la grandeur ou à la perfection, et, comme l'énonce M. Descartes, l'existence est ellemême une perfection. Donc ce degré de grandeur ou de perfection, ou bien cette perfection qui consiste dans l'existence, est dans cet Être suprême, tout grand, tout parfait, car autrement quelque degré lui manquerait, contre sa définition; et par conséquent cet Être suprême existe. Les scolastiques, sans excepter même leur docteur angélique, ont méprisé cet argument, et l'ont fait passer pour un paralogisme; en quoi ils ont eu grand tort, et M. Descartes, qui avait étudié assez longtemps la philosophie scolastique au collège des Jésuites de La Flèche, a eu grande raison de le rétablir. Ce n'est pas un paralogisme, mais c'est une démonstration imparfaite, qui suppose quelque chose qu'il fallait encore prouver pour le rendre d'une évidence mathématique : c'est qu'on suppose tacitement que cette idée de l'Etre tout grand ou tout parfait est

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