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n'est pour faire voir quelquefois à un homme l'absurdité où il s'est engagé.

THEOPHILE. Comptez-vous cela pour rien, monsieur, et ne reconnaissez-vous pas que réduire une proposition à l'absurdité c'est démontrer sa contradictoire? Je crois bien qu'on n'instruira pas un homme en lui disant qu'il ne doit pas nier et affirmer le même en même temps; mais on l'instruit en lui montrant par la force des conséquences qu'il le fait sans y penser. Il est difficile, à mon avis, de se passer toujours de ces démonstrations apagogiques, c'est-àdire qui réduisent à l'absurdité, et de tout prouver par les ostensives, comme on les appelle; et les géomètres, qui sont fort curieux là-dessus, l'expérimentent assez. Proclus le remarque de temps en temps lorsqu'il voit que certains géomètres anciens venus après Euclide ont trouvé une démonstration plus directe, comme on le croit, que la sienne; mais le silence de cet ancien commentateur fait assez voir qu'on ne l'a point fait toujours.

§ 3. PHILALÈTHE. Au moins avouerez-vous, monsieur, qu'on peut former un million de propositions à peu de frais, mais aussi fort peu utiles; car n'est-il pas frivole de remarquer, par exemple, que l'huître est l'huître, et qu'il est faux de le nier ou de dire que l'huître n'est point l'huître? Sur quoi notre auteur dit agréablement qu'un homme qui ferait de cette huître tantôt le sujet, tantôt l'attribut ou le prédicat, serait justement comme un singe qui s'amuserait à jeter une huître d'une main à l'autre, ce qui pourrait tout aussi bien satisfaire la faim du singe que ces propositions sont capables de satisfaire l'entendement de l'homme.

THEOPHILE. Je trouve que cet auteur, aussi plein d'esprit que doué de jugement, a toutes les raisons du monde de parler contre ceux qui en useraient ainsi. Mais vous voyez bien comment il faut employer les identiques pour les rendre utiles; c'est en montrant, à force de conséquences et de définitions, que d'autres vérités qu'on veut établir s'y réduisent.

§ 4. PHILALÈTHE. Je le reconnais, et je vois bien qu'on le peut appliquer à plus forte raison aux propositions qui paraissent frivoles et le sont en bien des occasions où une partie de l'idée complexe est affirmée de l'objet de cette idée, comme en disant : Le plomb est un métal, et disant cela à un homme qui connaît la signification de ces termes et qui sait que le plomb signifie un corps

fort pesant, fusible et malléable; il y a ce seul usage qu'en disant métal on lui désigne tout d'un coup plusieurs des idées simples, au lieu de les lui compter une à une (§ 5). Il en est de même lorsqu'une partie de la définition est affirmée du terme défini, comme en disant Tout or est fusible, supposé qu'on a défini l'or, que c'est un corps jaune, pesant, fusible et malléable; item, de dire que le triangle a trois côtés, que l'homme est un animal, qu'un palefroi (vieux mot français) est un animal qui hennit, cela sert pour définir les mots et non pas pour apprendre quelque chose outre la définition. Mais on nous apprend quelque chose en disant que l'homme a une notion de Dieu et que l'opium le plonge dans le sommeil.

THEOPHILE. Outre ce que j'ai dit des identiques qui le sont entièrement, on trouvera que ces identiques à demi ont encore une utilité particulière. Par exemple : un homme sage est toujours un homme; cela donne à connaître qu'il n'est pas infaillible, qu'il est mortel, etc. Quelqu'un a besoin dans le danger d'une balle de pistolet, il manque de plomb pour en fondre dans la forme qu'il a ; un ami lui dit : Souvenez-vous que l'argent que vous avez dans votre bourse est fusible; cet ami ne lui apprendra point une qualité de l'argent, mais il le fera penser à un usage qu'il en peut faire pour avoir des balles à pistolet dans ce pressant besoin. Une bonne partie des vérités morales et des plus belles sentences des auteurs est de cette nature. Elles n'apprennent rien bien souvent, mais elles font penser à propos à ce que l'on sait. Cet ïambe senaire de la tragédie latine,

Cuivis potest accidere, quod cuiquam potest,

(qu'on pourrait exprimer ainsi, quoique moins joliment : Ce qui peut arriver à l'un peut arriver à chacun), ne fait que nous faire souvenir de la condition humaine, quod nihil humani a nobis alienum putare debemus. Cette règle des jurisconsultes : Qui jure suo utitur, nemini facit injuriam (celui qui use de son droit ne fait tort à personne) paraît frivole. Cependant elle a un usage fort bon en certaines rencontres, et fait penser justement à ce qu'il faut. Comme si quelqu'un haussait sa maison autant qu'il est permis par les statuts et usances, et qu'ainsi il ôtât quelque vue à un voisin,

on payerait ce voisin d'abord de cette même règle de droit s'il s'avisait de se plaindre. Au reste, les propositions de fait ou les expériences, comme celle qui dit que l'opium est narcotique, nous mènent plus loin que les vérités de la pure raison, qui ne nous peuvent jamais faire aller au delà de ce qui est dans nos idées distinctes. Pour ce qui est de cette proposition, que tout homme a une notion de Dieu, elle est de la raison quand notion signifie idée. Car l'idée de Dieu, selon moi, est innée dans tous les hommes; mais si cette notion signifie une idée où l'on pense actuellement, c'est une proposition de fait qui dépend de l'histoire du genre humain. § 7. Enfin, dire qu'un triangle a trois côtés, cela n'est pas si identique qu'il semble, car il faut un peu d'attention pour voir qu'un polygone doit avoir autant d'angles que de côtés : aussi y aurait-il un côté de plus si le polygone n'était point supposé fermé.

§ 5. PHILALÈTHE. Il semble que les propositions générales qu'on forme sur les substances sont pour la plupart frivoles si elles sont certaines. Et qui sait les significations des mots substance, homme, animal, forme, âme végétative, sensitive, raisonnable, en formera plusieurs propositions indubitables, mais inutiles, particulièrement sur l'âme, dont on parle souvent sans savoir ce qu'elle est réellement. Chacun peut voir une infinité de propositions, de raisonnements et de conclusions de cette nature dans les livres de métaphysique, de théologie scolastique, et d'une certaine espèce de physique, dont la lecture ne lui apprendra rien de plus de Dieu, des esprits et des corps, que ce qu'il en savait avant que d'avoir parcouru ces livres.

THEOPHILE. Il est vrai que les abrégés de métaphysique, et tels autres livres de cette trempe qui se voient communément, n'apprennent que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la science de l'être en général, qui en explique les principes et les affections qui en émanent; que les principes de l'être sont l'essence et l'existence, et que les affections sent ou primitives, savoir, l'un. le vrai, le bon; on dérivatives, savoir, le même et le divers, le simple et le composé, etc.; et, en parlant de chacun de ces termes ne donner que des notions vagues et des distinctions de mots, c'est bien abuser du nom de science. Cependant il faut rendre cette jus tice aux scolastiques plus profonds, comme Suares (dont Grotius faisait si grand cas), de reconnaître qu'il y a quelquefois chez cur

des discussions considérables, comme sur le continuum, sur l'infini, sur la contingence, sur la réalité des abstraits, sur le principe de l'individuation, sur l'origine et le vide des formes, sur l'âme et sur ses facultés, sur le concours de Dieu avec les créatures, etc.; et même en morale, sur la nature de la volonté et sur les principes de la justice en un mot, il faut avouer qu'il y a encore de l'or dans ces scories, mais il n'y a que des personnes éclairées qui en puissent profiter; et de charger la jeunesse d'un fatras d'inutilités, parce qu'il y a quelque chose de bon par-ci par-là, ce serait mal ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps. Au reste nous ne sommes pas tout à fait dépourvus de propositions générales sur les substances qui soient certaines et qui méritent d'être sues. II y a de grandes et belles vérités sur Dieu et sur l'âme, que notre habile auteur a enseignées, ou de son chef, ou en partie après d'autres. Nous y avons peut-être ajouté quelque chose aussi. Et quant aux connaissances générales touchant les corps, on en ajoute d'assez considérables à celles qu'Aristote avait laissées; et l'on doit dire que la physique, même la générale, est devenue bien plus réelle qu'elle n'était auparavant. Et quant à la métaphysique réelle, nous commençons quasi à l'établir, et nous trouvons des vérités importantes, fondées en raison et confirmées par l'expérience, qui appartiennent aux substances en général. J'espère aussi d'avoir avancé un peu la connaissance générale de l'âme et des esprits. Une telle métaphysique est ce qu'Aristote demandait; c'est la science qui s'appelle chez lui nrovμévn, la désirée, ou qu'il cherchait, qui doit être à l'égard des autres sciences théorétiques ce que la science de la félicité est aux arts dont elle a besoin, et ce que l'architecte est aux ouvriers. C'est pourquoi Aristote disait que les autres sciences dépendent de la métaphysique comme de la plus générale, et en devraient emprunter leurs principes démontrés chez elle. Aussi faut-il savoir que la vraie morale est à la métaphysique ce que la pratique est à la théorie, parce que de la doctrine des substancesen commun dépend la connaissance des esprits, et particulièrement de Dieu et de l'âme, qui donne une juste étendue à la justice et à la vertu. Car, comme j'ai remarqué ailleurs, s'il n'y avait ni Providence ni vie future, le sage serait plus borné dans les pratiques de la vertu, car il ne rapporterait tout qu'à son contentement présent; et mème ce contentement, qui parait déjà chez Socrate, chez l'em

pereur Marc-Antonin, chez Épictète et autres anciens, ne serait pas si bien fondé toujours sans ces belles et grandes vues que l'ordre et l'harmonie de l'univers nous ouvrent jusque dans un avenir sans bornes; autrement la tranquillité de l'âme ne sera que ce qu'on appelle patience par force: de sorte qu'on peut dire que la théologie naturelle, comprenant deux parties, la théorétique et la pratique, contient tout à la fois la métaphysique réelle et la morale la plus parfaite.

§ 12. PHILALÈTHE. Voilà des connaissances sans doute qui sont bien éloignées d'être frivoles ou purement verbales. Mais il semble que ces dernières sont celles où deux abstraits sont affirmés l'un de l'autre par exemple, que l'épargne est frugalité, que la gratitude est justice; et quelque spécieuses que ces propositions et autres paraissent quelquefois du premier coup d'œil, cependant, si nous en pressons la force, nous trouvons que tout cela n'emporte autre chose que la signification des termes.

THEOPHILE. Mais les significations des termes, c'est-à-dire les définitions jointes aux axiomes identiques, expriment les principes de toutes les démonstrations; et comme ces définitions peuvent faire connaître en même temps les idées et leur possibilité, il est visible que ce qui en dépend n'est pas toujours purement verbal. Pour ce qui est de l'exemple, que la gratitude est justice, ou plutôt une partie de la justice, il n'est pas à mépriser, car il fait connaître que ce qui s'appelle actio ingrati, ou la plainte qu'on peut faire contre les ingrats, devrait être moins négligée dans les tribunaux. Les Romains recevaient cette action contre les libérés ou affranchis; et encore aujourd'hui elle doit avoir lieu à l'égard de la révocation des dons. Au reste, j'ai déjà dit ailleurs qu'encore des idées abstraites peuvent être attribuées l'une à l'autre, le genre à l'espèce; comme en disant La durée est une continuité, la vertu est une habitude; mais la justice universelle est non-seulement une vertu, mais même c'est la vertu morale entière.

CHAPITRE IX.

De la connaissance que nous avons de notre existence.

§ 1. PHILALETHE. Nous n'avons considéré jusqu'ici que les es

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