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innocent toujours intraitable? Un défaut dans le corps fera-t-il un monstre, et non un défaut dans l'esprit? C'est retourner à la première supposition déjà réfutée, que l'extérieur suffit. Un innocent bien formé est un homme, à ce qu'on croit; il a une âme raisonnable, quoiqu'elle ne paraisse pas. Mais faites les oreilles un peu plus longues et plus pointues, et le nez un peu plus plat qu'à l'ordinaire; alors vous commencez à hésiter. Faites le visage plus étroit, plus plat et plus long; vous voilà tout à fait déterminé. Et si la tète est parfaitement celle de quelque animal, c'est un monstre sans doute, et ce vous est une démonstration qu'il n'a point d'âme raisonnable et qu'il doit être détruit. Je vous demande maintenant où trouver la juste mesure et les dernières bornes qui emportent avec elles une âme raisonnable? Il y a des fœtus humains moitié bêtes, moitié hommes; d'autres dont les trois parties participent de l'un, et l'autre partie de l'autre. Comment déterminer au juste les linéaments qui marquent la raison? De plus, ce monstre, ne sera-ce pas une espèce moyenne entre l'homme et la bête? Et tel est l'innocent dont il s'agit.

THÉOPHILE. Je m'étonne que vous retourniez à cette question, que nous avons assez examinée, et cela plus d'une fois, et que vous n'ayez pas mieux catéchisé vos amis. Si nous distinguons, l'homme de la bète par la faculté de raisonner, il n'y a point de milieu, il faut que l'animal dont il s'agit l'ait ou ne l'ait pas; mais comme cette faculté ne paraît pas quelquefois, on en juge par des indices qui ne sont pas démonstratifs à la vérité, jusqu'à ce que cette raison se montre; car l'on sait, par l'expérience de ceux qui l'ont perdue ou qui enfin en ont obtenu l'exercice, que sa fonction peut être suspendue. La naissance et la figure donnent des présomptions de ce qui est caché. Mais la présomption de la naissance est effacée (eliditur) par une figure extrêmement différente de l'humaine, telle qu'était celle de l'animal né d'une femme de Zélande, chez Levinus Lemnius (livre 1, ch. 8), qui avait un bec crochu, un cou long et rond, des yeux étincelants, une queue pointue, une grande agilité à courir d'abord par la chambre. Mais on dira qu'il y a des monstres ou des frères des Lombards (comme les médecins les appelaient autrefois, à cause qu'on disait que les femmes de Lombardie étaient sujettes à ces sortes d'enfantements) qui approchent davantage de la figure humaine. Eh bien, soit.

Comment donc, direz-vous, peut-on déterminer les justes limites de la figure qui doit passer pour humaine? Je réponds que dans une matière conjecturale on n'a rien de précis. Et voilà l'affaire finie. On objecte que l'innocent ne montre point de raison, et cependant il passe pour homme; mais s'il avait une figure monstrueuse, il ne le serait point, et qu'ainsi on a plus d'égard à la figure qu'à la raison. Mais ce monstre montre-t-il de la raison? non sans doute. Vous voyez donc qu'il lui manque plus qu'à l'innocent. Le défaut de l'exercice de la raison est souvent temporel, mais il ne cesse pas dans ceux où il est accompagné d'une tête de chien. Au reste, si cet animal de figure humaine n'est pas un homme, il n'y a pas grand mal à le garder pendant l'incertitude de son sort. Et soit qu'il ait une âme raisonnable, ou qu'il en ait une qui ne le soit pas, Dieu ne l'aura point faite pour rien, et l'on dira de celle des hommes qui demeurent dans un état toujours semblable à celui de la première enfance, que leur sort pourra être le même que celui des âmes de ces enfants qui meurent dans le berceau.

CHAPITRE V.

De la vérité en général.

§ 1. PHILALÈTHE. Il y a plusieurs siècles qu'on a demandé co que c'est que la vérité. § 2. Nos amis croient que c'est la conjonction ou la séparation des signes, suivant que les choses mêmes conviennent ou disconviennent entre elles. Par la conjonction ou la séparation des signes, il faut entendre ce qu'on appelle autrement proposition.

THEOPHILE. Mais une épithète ne fait pas une proposition : par exemple, l'homme sage. Cependant il y a une conjonction de deux termes. Négation aussi est autre chose que séparation; car, disant l'homme, et après quelque intervalle prononçant sage, ce n'est pas nier. La convenance ou la disconvenance n'est pas proprement ce qu'on exprime par la proposition. Deux œufs ont de la convenance et deux ennemis ont de la disconvenance. Il s'agit ici d'une manière de convenir ou de disconvenir toute particulière. Ainsi je crois que cette définition n'explique point le point dont il

s'agit; mais, ce que je trouve le moins à mon gré dans votre définition de la vérité, c'est qu'on y cherche la vérité dans les mots. Ainsi le même sens étant exprimé en latin, allemand, anglais, français, ne sera pas la même vérité, et il faudra dire avec M. Hobbes que la vérité dépend du bon plaisir des hommes; ce qui est parler d'une manière bien étrange. On attribue même la vérité à Dieu, que vous m'avouerez (je crois) de n'avoir point besoin de signes. Enfin je me suis déjà étonné plus d'une fois de l'humeur de vos amis, qui se plaisent à rendre les essences vérités nominales.

PHILALÈTHE. N'allez point trop vite. Sous les signes ils comprennent les idées. Ainsi les vérités seront ou mentales ou nominales, selon les espèces des signes.

THEOPHILE. Nous aurons donc encore des vérités littérales, qu'on pourra distinguer en vérités de papier ou de parchemin, de noir d'encre ordinaire ou d'encre d'imprimerie, s'il faut distinguer les vérités par les signes. Il vaut donc mieux placer les vérités dans le rapport entre les objets des idées, qui fait que l'une est comprise ou non comprise dans l'autre. Cela ne dépend point des langues, et nous est commun avec Dieu et les anges; et lorsque Dieu nous manifeste une vérité, nous acquérons celle qui est dans son entendement; car, quoiqu'il y ait une différence infinie entre ses idées et les nôtres, quant à la perfection et à l'étendue, il est toujours vrai qu'on convient dans le même rapport. C'est donc dans ce rapport qu'on doit placer la vérité, et nous pouvons distinguer entre les vérités, qui sont indépendantes de notre bon plaisir, et entre les expressions, que nous inventons comme bon nous semble.

§ 8. PHILALÈTHE. Il n'est que trop vrai que les hommes, même dans leur esprit, mettent les mots à la place des choses, surtout quand les idées sont complexes et indéterminées. Mais il est vrai aussi, comme vous l'avez observé, qu'alors l'esprit se contente de marquer seulement la vérité sans l'entendre pour le présent, dans la persuasion où il est qu'il dépend de lui de l'entendre quand il voudra. Au reste, l'action qu'on exerce en affirmant ou en niant est plus facile à concevoir en réfléchissant sur ce qui se passe en nous qu'il n'est aisé de l'expliquer par paroles. C'est pourquoi ne trouvez point mauvais qu'au défaut de mieux on a parlé de joindre

ensemble ou de séparer. § 8. Vous accorderez aussi que les propositions au moins peuvent être appelées verbales, et que lorsqu'elles sont vraies, elles sont et verbales et encore réelles, car (§ 9) la fausseté consiste à joindre les noms autrement que leurs idées ne conviennent ou disconviennent. Au moins (§ 10) les mots sont de grands véhicules de la vérité. § 11. Il y a aussi une vérité morale, qui consiste à parler des choses selon la persuasion de notre esprit; il y a enfin une vérité métaphysique, qui est l'existence réelle des choses, conforme aux idées que nous en avons.

THEOPHILE. La vérité morale est appelée véracité par quelques-uns, et la vérité métaphysique est prise vulgairement par les métaphysiciens pour un attribut de l'être; mais c'est un attribut bien inutile et presque vide de sens. Contentons-nous de chercher la vérité dans la correspondance des propositions qui sont dans l'esprit avec les choses dont il s'agit. Il est vrai que j'ai attribué aussi la vérité aux idées en disant que les idées sont vraies ou fausses; mais alors je l'entends en effet de la vérité des propositions qui affirment la possibilité de l'objet de l'idée; et dans ce même sens on peut dire encore qu'un étre est vrai, c'est-à-dire la proposition qui affirme son existence actuelle ou du moins possible.

CHAPITRE VI. ·

Des propositions universelles, de leur vérité et de leur certitude.

§ 2. PHILALÈTHE. Toute notre connaissance est des vérités générales ou particulières. Nous ne saurions jamais faire bien entendre les premières, qui sont les plus considérables, ni les comprendre que fort rarement nous-mêmes qu'autant qu'elles sont conçues et exprimées par des paroles.

THEOPHILE. Je crois qu'encore d'autres marques pourraient faire cet effet on le voit par les caractères des Chinois; et on pourrait introduire un caractère universel fort populaire et meilleur que le leur, si on employait de petites figures à la place des mots, qui représentassent les choses visibles par leurs traits et les invisibles par des visibles qui les accompagnent, y joignant de certaines marques additionnelles convenables pour faire entendre les flexions et les particules. Cela servirait d'abord pour communiquer aise

ment avec les nations éloignées; mais, si on l'introduisait aussi parmi nous sans renoncer pourtant à l'écriture ordinaire, l'usage de cette manière d'écrire serait d'une grande utilité pour enrichir l'imagination et pour donner des pensées moins sourdes et moins verbales qu'on n'en a maintenant. Il est vrai que l'art de dessiner n'étant point connu de tous, il s'ensuit qu'excepté les livres imprimés de cette façon (que tout le monde apprendrait bientôt à lire), tout le monde ne pourrait point s'en servir autrement que par une manière d'imprimerie, c'est-à-dire ayant des figures gravées toutes prêtes pour les imprimer sur du papier, et y ajoutant par après avec la plume les marques des flexions ou des particules. Mais, avec le temps, tout le monde apprendrait le dessin dès la jeunesse, pour n'être point privé de la commodité de ce caractère figuré, qui parlerait véritablement aux yeux, et qui serait fort au gré du peuple; comme en effet les paysans ont déjà certains almanachs qui leur disent sans paroles une bonne partie de ce qu'ils demandent; et je me souviens d'avoir vu des imprimés satiriques en taille-douce qui tenaient un peu de l'énigme, où il y avait des figures signifiantes par elles-mêmes, mêlées avec des paroles; au lieu que nos lettres et les caractères chinois ne sont significatifs que par la volonté des hommes (ex instituto).

il

§ 3. PHILALÈTHE. Je crois que votre pensée s'exécutera un jour, tant cette écriture me paraît agréable et naturelle; et il semble qu'elle ne serait pas de petite conséquence pour augmenter la perfection de notre esprit et pour rendre nos conceptions plus réelles. Mais, pour revenir aux connaissances générales et à leur certitude, sera à propos de remarquer qu'il y a certitude de vérité, et qu'il y a aussi certitude de connaissance. Lorsque les mots sont joints de telle manière dans des propositions qu'ils expriment exactement la convenance ou la disconvenance telle qu'elle est réellement, c'est une certitude de vérité ; et la certitude de connaissance consiste à apercevoir la convenance ou la disconvenance des idées en tant qu'elle est exprimée dans des propositions : c'est ce que nous appelons ordinairement être certain d'une proposition.

THEOPHILE. En effet, cette dernière sorte de certitude suffira encore sans l'usage des mots, et n'est autre chose qu'une parfaite connaissance de la vérité; au lieu que la première espèce de certitude ne paraît être autre chose que la vérité même.

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