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certaines convenances ou disconvenances peuvent rester encore obscures. Quant à votre exemple, je remarque que pour avoir dans l'imagination les angles d'un triangle, on n'en a pas des idées claires pour cela. L'imagination ne nous saurait fournir une image commune aux triangles acutangles et obtusangles, et cependant l'idée du triangle leur est commune : ainsi cette idée ne consiste pas dans les images, et il n'est pas aussi aisé qu'on pourrait penser d'entendre à fond les angles d'un triangle.

CHAPITRE III..

De l'étendue de la connaissance humaine.

21. PHILALÈTHE. Notre connaissance ne va pas au delà de nos idées, § 2, ni au delà de la perception de leur convenance ou disconvenance; § 3, elle ne saurait toujours être intuitive, parce qu'on ne peut pas toujours comparer les choses immédiatement par exemple, les grandeurs de deux triangles sur une même base, égaux, mais fort différents. § 4. Notre connaissance aussi ne saurait toujours être démonstrative, car on ne saurait toujours trouver les idées moyennes. § 5. Enfin notre connaissance sensitive ne regarde que l'existence des choses qui frappent actuellement nos sens. § 6. Ainsi, non-seulement nos idées sont fort bornées, mais encore notre connaissance est plus bornée que nos idées. Je ne doute pourtant pas que la connaissance humaine ne puisse être portée beaucoup plus loin, si les hommes voulaient s'attacher sincèrement à trouver les moyens de perfectionner la vérité, avec une entière liberté d'esprit et avec toute l'application et toute l'industrie qu'ils emploient à colorer ou soutenir la fausseté, à défendre un système pour lequel ils se sont déclarés, ou bien certain parti et certains intérêts où ils se trouvent engagés. Mais après tout, notre connaissance ne saurait jamais embrasser tout ce que nous pouvons désirer de connaître touchant les idées que nous avons : par exemple, nous ne serons peut-être jamais capables de trouver un cercle égal à un carré, et de savoir certainement s'il y

en a.

THEOPHILE. Il y a des idées confuses où nous ne nous pouvons point promettre une entière connaissance, comme sont celles de

quelques qualités sensibles; mais, quand elles sont distinctes, il y a lieu de tout espérer. Pour ce qui est du carré égal au cercle, Archimède a déjà montré qu'il y en a, car c'est celui dont le côté est la moyenne proportionnelle entre le demi-diamètre et la demi-circonférence; et il a même déterminé une droite égale à la circonférence du cercle par le moyen d'une droite tangente de la spirale, comme d'autres par la tangente de la quadratrice, manière de quadrature dont Clavius était tout à fait content; sans parler d'un fil appliqué à la circonférence, et puis étendu, ou de la circonférence qui roule pour décrire la cycloïde, et se change en droite. Quelques-uns demandent que la construction se fasse en n'employant que la règle et le compas; mais la plupart des problèmes de géométrie ne sauraient être construits par ce moyen. Il s'agit donc plutôt de trouver la proportion entre le carré et le cercle; mais, cette proportion ne pouvant être exprimée en nombres rationnels finis, il a fallu, pour n'employer que des nombres rationnels, exprimer cette même proportion par une série infinie de ces nombres, que j'ai assignée d'une manière assez simple. Maintenant on voudrait savoir s'il n'y a pas quelque quantité finie, quand elle ne serait que sourde, ou plus que sourde, qui puisse exprimer cette série infinie, c'est-à-dire si l'on peut trouver justement un abrégé pour cela. Mais les expressions finies, irrationnelles surtout, si l'on va aux plus que sourdes, peuvent varier de trop de manières, pour qu'on en puisse faire un dénombrement et déterminer aisément tout ce qui se peut. Il y aurait peut-être moyen de le faire, si cette surdité doit être explicable par une équation ordinaire, ou même extraordinaire encore, qui fasse entrer l'irrationnel ou même l'inconnu dans l'exposant, quoiqu'il fallût un grand calcul pour achever encore cela, et où l'on ne se résoudra pas facilement si ce n'est qu'on trouve un jour un abrégé pour en sortir. Mais d'exclure toutes les expressions finies, cela ne se peut, car moi-même j'en sais, et d'en déterminer justement la meilleure, c'est une grande affaire; et tout cela fait voir que l'esprit humain se propose des questions si étranges, surtout lorsque l'infini y entre, qu'on ne doit point s'étonner s'il a de la peine à en venir à bout, d'autant que tout dépend souvent d'un abrégé, dans ces matières géométriques, qu'on ne peut pas toujours se promettre, tout comme on ne peut pas toujours réduire les fractions à de moindres termes, ou trouver les diviseurs d'un nombre.

Il est vrai qu'on peut toujours avoir ces diviseurs, s'il se peut, parce que leur dénombrement est fini; mais quand ce qu'on doit examiner est variable à l'infini, et monte de degré en degré, on n'en est pas le maître quand on le veut, et il est trop pénible de faire tout ce qu'il faut pour tenter par méthode de venir à l'abrégé on à la règle de progression, qui exempte de la nécessité d'aller plus avant; et comme l'utilité ne répond pas à la peine, on en abandonne le succès à la postérité, qui en pourra jouir quand cette peine ou prolixité sera diminuée par des préparations et ouvertures nouvelles que le temps peut fournir. Ce n'est pas que, si les personnes qui se mettent de temps en temps à ces études voulaient faire justement ce qu'il faut pour passer plus avant, on ne puisse espérer d'avancer beaucoup en temps; et on ne doit point s'imaginer que tout est fait, puisque même dans la géométrie ordinaire on n'a pas encore de méthode pour déterminer les meilleures conystructions, quand les problèmes sont un peu composés. Une certaine proportion de synthèse devrait être mêlée avec notre analyse pour y mieux réussir; et je me souviens d'avoir ouï dire que monsieur le pensionnaire de Wit avait quelques méditations sur ce sujet.

PHILALETHE. C'est bien une autre difficulté de savoir si un étre kpurement matériel pense ou non; et peut-être ne serons-nous jamais capables de le connaître, quoique nous ayons les idées de la matière et de la pensée, par la raison qu'il nous est impossible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans la révélation, si Dieu n'a point donné à quelques amas de matière, disposés comme il le trouve à propos, la puissance d'apercevoir et de penser, ou s'il n'a pas uni et joint à la matière ainsi disposée une substance immatérielle qui pense. Car, par rapport à nos notions, il ne nous est pas plus malaisé de concevoir que Dieu peut, s'il lui plait, ajouter à notre idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de penser, puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à quelle espèce de substance cet être tout-puissant a trouvé à propos d'accorder cette puissance qui ne saurait être dans aucun être créé qu'en vertu du bon plaisir et de la bonté du Créateur.

THEOPHILE. Cette question sans doute est incomparablement plus importante que la précédente; mais j'ose vous dire, monsieur,

que je souhaiterais qu'il fût aussi aisé de toucher les âmes pour les porter à leur bien, et de guérir les corps de leurs maladies, que je crois qu'il est en notre pouvoir de la déterminer. J'espère que vous l'avouerez au moins, que je le puis avancer sans choquer la modestie et sans prononcer en maître au défaut de bonnes raisons; car, outre que je ne parle que suivant le sentiment reçu et commun, je pense d'y avoir apporté une attention non commune. Premièrement, je vous avoue, monsieur, que lorsqu'on n'a que des idées confuses de la pensée et de la matière, comme l'on en a ordinairement, il ne faut pas s'étonner si on ne voit pas le moyen de résoudre de telles questions. C'est comme j'ai remarqué un peu auparavant, qu'une personne qui n'a des idées des angles d'un triangle que de la manière qu'on les a communément ne s'avisera jamais de trouver qu'ils sont toujours égaux à deux angles droits. Il faut considérer que la matière, prise pour un étre complet (c'est-à-dire la matière seconde opposée à la première, qui est quelque chose de purement passif, et, par conséquent, incomplet), n'est qu'un amas, ou ce qui en résulte, et que tout amas réel suppose des substances simples ou des unités réelles; et quand on considère encore ce qui est de la nature de ces unités réelles, c'est-à-dire la perception et ses suites, on est transféré pour ainsi dire dans un autre monde, c'est-à-dire dans le monde intelligible des substances, au lieu qu'auparavant on n'a été que parmi les phénomènes des sens; et cette connaissance de l'intérieur de la matière fait assez voir de quoi elle est capable naturellement, et que toutes les fois que Dieu lui donnera des organes propres à exprimer le raisonnement, la substance immatérielle qui raisonne ne manquera pas de lui être aussi donnée, en vertu de cette harmonie qui est encore une suite naturelle des substances. La matière ne saurait subsister sans substances immatérielles, c'est-à-dire sans les unités, après quoi on ne doit plus demander s'il est libre à Dieu de lui en donner ou non; et si ces substances n'avaient pas en elles la correspondance ou l'harmonie dont je viens de parler, Dieu n'agirait pas suivant l'ordre naturel. Quand on parle tout simplement de donner ou d'accorder des puissances, c'est retourner aux facultés nues des écoles, et se figurer de petits êtres subsistants qui peuvent entrer et sortir comme les pigeons d'un colombier : c'est en faire des substances sans y penser. Les puissances primitives constituent

les substances mêmes, et les puissances dérivatives, ou, si vous voulez, les facultés, ne sont que des façons d'être qu'il faut dériver des substances; et on ne les dérive pas de la matière en tant qu'elle n'est que machine, c'est-à-dire en tant qu'on ne considère par abstraction que l'être incomplet de la matière première, ou le passif tout pur. C'est de quoi je pense que vous demeurerez d'accord, monsieur, qu'il n'est pas dans le pouvoir d'une machine toute nue de faire naître la perception, sensation, raison. Il faut donc qu'elles naissent de quelque autre chose substantielle. Vouloir que Dieu en agisse autrement et donne aux choses des accidents qui ne sont pas des façons d'étre ou modifications dérivées des substances, c'est recourir aux miracles et à ce que les écoles appelaient la puissance obédientiale, par une manière d'exaltation surnaturelle, comme lorsque certains théologiens prétendent que le feu de l'enfer brûle les âmes séparées; en quel cas l'on peut même douter si ce serait le feu qui agirait, et si Dieu ne ferait pas lui-même l'effet en agissant au lieu du feu.

PHILALÈTHE. Vous me surprenez un peu par vos éclaircissements, et vous allez au-devant de bien des choses que j'allais vous dire sur les bornes de nos connaissances. Je vous aurais dit que nous ne sommes pas dans un état de vision, comme parlent les théologiens; que la foi et la probabilité nous doivent suffire sur plusieurs choses, et particulièrement à l'égard de l'immatérialité de l'âme ; que toutes les grandes fins de la morale et de la religion sont établies sur d'assez bons fondements, sans le secours des preuves de cette immatérialité tirées de la philosophie, et qu'il est évident que celui qui a commencé à nous faire subsister ici comme des êtres sensibles et intelligents, et qui nous a conservés plusieurs années dans cet état, peut et veut nous faire jouir encore d'un pareil état de sensibilité dans l'autre vie et nous y rendre capables de recevoir la rétribution qu'il a destinée aux hommes selon qu'ils se seront conduits dans cette vie; enfin, qu'on peut juger par là que la nécessité de se déterminer pour et contre l'immatérialité de l'âme n'est pas si grande que des gens trop passionnés pour leurs propres sentiments ont voulu le persuader. J'allais vous dire tout cela, et encore davantage dans ce sens; mais je vois maintenant combien il est différent de dire que nous sommes sensibles, pensants et immortels naturellement, et que nous ne le sommes que par

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