Page images
PDF
EPUB

>> veut tout le contraire dans un autre1. » Malebranche, de son côté, tous les cartésiens ensemble, nient l'efficace des causes secondes, et suppriment les actions même immanentes des substances: <«< Mais qui osera cependant révoquer en doute que nous >> pensons et que nous voulons; qu'en nous, nous tirons de nous» mêmes des volontés et des pensées, et qu'il y a dans l'âme du » spontané? Ce serait non-seulement nier la liberté humaine et >> rejeter sur Dieu la cause de nos maux; ce serait encore s'in» scrire en faux contre notre expérience intime et résister au témoi>> gnage de la conscience, qui nous atteste qu'elles sont nôtres, ces >> actions que nos adversaires, sans aucune apparence de raison, » transportent à Dieu; que si nous attribuons à notre âme la puis»sance interne de produire des actes immanents, rien n'empêche » plus et tout veut au contraire qu'une pareille force ou puissance >> soit dans les autres âmes, ou formes, ou natures de substances. » A moins peut-être qu'on ne prétende que nos âmes que nous >> contemplons sont les seuls êtres actifs de la nature, et que toute >> puissance d'agir immanément et vitalement, pour ainsi dire, >> est nécessairement accompagnée d'intelligence, ce que rien ne >> prouve, et ce qu'on ne soutient qu'en dépit de la vérité 2. >>> Il ne manque à cette énergique et éloquente protestation de la conscience que d'avoir été poursuivie plus loin: si Leibniz avait toujours écouté cette voix, il ne se serait pas égaré si souvent; et nous-mêmes, ne pourrions-nous, suivant l'illustre exemple de Leibniz, et nous réclamant de la même autorité, couvrir sous le cri de la conscience ces voix tumultueuses qui, aujourd'hui, sous prétexte du progrès de l'espèce, veulent comme supprimer l'individu, et, subordonnant la destinée personnelle de chacun à la destinée commune de tous, dépouillent l'être humain de la volonté qui le constitue, et par conséquent de toute responsabilité propre et de toute moralité? D'étranges doctrines se répandent, qui sé

1 Considérations sur la doctrine d'un esprit universel, publié pour la première fois par Erdmann, p. 178.

2 De la Nature en elle-même, opuscule publié dans cette édition, t. 1. Supplément.

duisent de jeunes esprits par un air d'indépendance qui n'est que le mépris des autres et l'orgueil de soi; on s'y étonne que les psychologues aient commis l'absurdité de soutenir que l'homme est une volonté ! On y anéantit l'homme au profit de l'humanité, le moi au profit du nous, la vie et la destinée individuelles au profit de la vie et de la destinée collectives. Par une conséquence obligée, l'immortalité n'appartient plus à l'individu, qui concourt pour sa part et à son rang, ouvrier sans nom, à une tâche immense et éternelle; l'espèce seule est impérissable, et seule ne cesse pas de vivre en se transformant. La société n'est plus seulement un moyen et un milieu nécessaire au développement de l'être moral, qui y trouve une occasion de mériter par le sacrifice et le dévoûment; elle est la seule réalité durable', et dans les vues de la Providence, s'il reste une Providence, l'espèce humaine joue sur la terre un rôle semblable à celui qu'y remplissent les espèces animales, où l'individu n'a pas de fin particulière, où l'espèce seule sert aux desseins de Dieu sur l'ensemble de la création. A ce nouveau panthéisme humain, il suffit, pour rabattre d'un mot ses arrogantes prétentions, d'opposer à notre tour ce que Leibniz alléguait contre le panthéisme cartésien. Oui, l'espèce humaine suit un progrès continu; oui, l'homme est un être capable de sentiment et d'affection, un être sociable; mais c'est aussi un être, un individu, une personne qui se sent libre, une volonté; librement, il fait le bien et le mal qu'il connaît; la responsabilité de ses actes pèse sur lui et sur lui seul; s'il démérite, c'est sur lui que retombe le châtiment, et non sur une volonté innocente ou vertueuse qui ne peut être solidaire des fautes d'une volonté coupable. L'espèce est une abstraction; la collection ne peut être quelque chose si les éléments ne sont rien, le composé a sa raison dans le simple, comme disait Leibniz, et il n'y a pas de substance du tout s'il n'y a pas d'unités réelles, pas d'humanité s'il n'y a pas d'hommes. L'immortalité prétendue de l'espèce est une chimère mal démêlée; l'espèce meurt à chaque instant, et les générations éteintes ne vivent plus, non plus que les générations présentes ne vivront demain. Mais c'est l'individu, ce sont tous les individus, chacun en son particulier

et pour son compte, qui continuent de vivre, d'une véritable e personnelle immortalité.

Mais revenons à Leibniz : qu'il ait dérivé, et même sciemment la notion de force de la conscience, cela n'est plus douteux. Nous l'allons voir maintenant édifier sur ce solide fondement un système nouveau et hardi, sous les noms consacrés par lui-même de monadologie et d'harmonie préétablie. La force va se placer à tous les degrés de l'existence, et le système entier des êtres sera un système de forces, distinguées et ordonnées entre elles par la hiérarchie de leurs attributs; le monde sera un dynamisme universel. Tous les anneaux de cette chaîne indéfinie seront essentiellement des substances actives; et comme leur nature est la nôtre, manifestée à nous-mêmes par la conscience, et transportée hors de nous par la puissance des raisons a priori, de même leurs attributs seront les nôtres, dispensés à chacun selon son rang. Entre les substances, les unes ne seront revêtues que de quelques-uns de nos attributs, et d'autres en posséderont plus; l'une au moins d'entre elles les aura tous, portés à l'infinité. Quelque part que la pensée se transporte, qu'elle s'élève ou qu'elle descende, elle retrouvera toujours quelque chose de la nature humaine; c'est la conscience, servie par la raison, qui a donné tous les éléments de cette magnifique construction, et c'est la conscience aussi qui en éclaire toutes les parties, du faîte à la base. La conscience, voilà le commun foyer d'où rayonnent tous les systèmes, le miroir où tous viennent se réfléchir; les rapprocher de la nature humaine, cet éternel modèle dont ils ne sont jamais que des copies imparfaites et diverses, ce n'est pas toujours les justifier, mais c'est déjà les expliquer et les comprendre. Si donc il y a de la vérité et de la raison dans le système, c'est de la conscience qu'elles jaillissent, et si, sur plus d'un point, il reste de l'obscurité et des doutes, c'est au défaut de la réflexion ou aux témérités de l'induction qu'il s'en faudra prendre; il faudra penser que Leibniz, si fort éveillé par le spinozisme sur la nature humaine, a quelquefois oublié, dans l'ardeur de l'invention, de la considérer avec la même attention pénétrante, ou qu'emporté par les raisons a priori, il y a sans assez de scrupule accommodé les faits rebelles. De là, en effet,

dans les hypothèses leibniziennes, un singulier mélange de force et de faiblesse, de profonde vérité et d'étrange erreur. Il est temps de

les exposer.

:

L'univers est tout entier un assemblage de monades. Il y en a une infinité actuelle et Dieu a créé cette multitude innombrable cdès le commencement des choses. L'infinité des monades n'a pas besoin d'autre preuve que sa possibilité même; étant possible, elle est, parce qu'il est conforme à la sagesse de Dieu que ses ouvrages soient aussi riches qu'il se peut imaginer. S'il y en avait moins qu'une infinité, ce qui manquerait à la compléter accuserait en Dieu un défaut de fécondité; plus de monades que le nombre limité, quelque grand qu'il soit, auquel on s'arrêtera, c'est plus de variété et de puissance : donc il y en a plus en effet, et toujours ainsi à l'infini. D'ailleurs chacune de nos perceptions confuses enveloppe l'infinité, comme on l'établira bientôt ; et à cette infinité de petites perceptions qui entrent dans une perception totale, il faut qu'il réponde au dehors une infinité réelle aussi de phénomènes, et par conséquent de monades1.

Dans ce nombre infini de monades, il n'y en a pas deux qui soient tellement semblables qu'on ne les puisse distinguer l'une de l'autre : il n'y a pas dans l'univers deux êtres absolument indiscernables. S'il y en avait, Dieu et la nature agiraient sans raison en traitant l'un autrement que l'autre : or, ni la nature ni Dieu n'agissent jamais sans raison, et par conséquent ne produisent pas deux portions de matière parfaitement égales et semblables. De plus, il n'y a pas deux feuilles d'arbre qui se ressemblent absolument; et c'est là une présomption de l'expérience qui ne prouve pas, mais qui suggère et justifie le principe 2. D'ailleurs ce n'est ni par la quantité, puisqu'elles sont sans parties, ni par la forme, puisque ce qui est simple n'a pas de figure, que les monades se distinguent; ce n'est et ce ne peut être que par leurs actions internes et par une dénomination intrinsèque. Tel est le principe

[blocks in formation]

des indiscernables, un des nouveaux axiomes que Leibniz introduisait. Il le dérive, comme on vient de le voir, du principe de la convenance: il allègue encore la diversité, reconnue par l'expérience, entre les choses sensibles; et la conscience de notre individualité n'est-elle pas, en faveur de ce principe, une autre présomption plus décisive, mais mal démêlée par Leibniz? La volonté est ce qui nous constitue; elle fait de chaque homme une personne, une personne distincte et discernable qui s'oppose tout ce qui n'est pas elle, à qui appartiennent en propre tous ses actes, et qui par eux ne se confond avec rien d'autre. Là est peut-être, à l'insu de Leibniz lui-même, la véritable racine de son principe.

Au milieu des monades infinies en nombre qui forment cet univers infini, est l'homme, placé entre Dieu et la nature. L'homme se connaît, et directement il ne connaît que lui; mais ce petit monde où il est enfermé et qu'il constitue à lui seul, est le miroir de l'univers et le grand monde en abrégé. Tout ce qu'il conçoit en dehors et au delà de lui-même, il le conçoit d'après lui par la vertu et sous la direction des principes innés, dont la logique lui sert à exprimer les infaillibles conséquences. Donc, et pour le redire encore, la nature humaine, manifestée à l'homme par la conscience, est comme la matière dont il construit le monde. Débuter par elle, ce n'est pas suivre l'ordre réel des choses, qui commence à Dieu d'où tout émane; ce n'est pas non plus reproduire l'ordre habituel des expositions de Leibniz, qui a coutume de s'élever graduellement de la nature à l'homme et à Dieu; mais c'est prendre le vrai point de départ du système, et allumer le phare qui en éclaire tout l'horizon.

« J'existe, dit Leibniz', est une des énonciations premières >> connues au moins dans l'ordre naturel de nos connaissances. >> Et ailleurs : « Je connais sans preuves, par la simple perception ou » expérience, que les choses dont j'ai conscience en moi-même >> existent, c'est-à-dire d'une part que j'ai des pensées diverses, » ensuite que les divers phénomènes ou apparences qui sont dans

Nouv. Essais, liv. IV, § 7.

« PreviousContinue »