Page images
PDF
EPUB

THEOPHILE. C'est depuis le temps que j'ai commencé à vous entendre. Entre les différences spécifiques purement logiques, où la moindre variation de définition assignable suffit, quelque accidentelle qu'elle soit, et entre les différences spécifiques qui sont purement physiques, fondées sur l'essentiel ou immuable, on peut mettre un milieu, mais qu'on ne saurait déterminer précisément ; on s'y règle sur les apparences les plus considérables, qui ne sont pas tout à fait immuables, mais qui ne changent pas facilement, l'une approchant plus de l'essentiel que de l'autre; et comme un connaisseur aussi peut aller plus loin que l'autre, la chose para't arbitraire et a du rapport aux hommes, et il paraît commode de régler aussi les noms selon ces différences principales. On pourrait donc dire ainsi que ce sont des différences spécifiques civiles et des espèces nominales, qu'il ne faut point confondre avec ce que j'ai appelé définitions nominales ci-dessus, et qui ont lieu dans les différences spécifiques logiques aussi bien que physiques. Au este, outre l'usage vulgaire, les lois mêmes peuvent autoriser les significations des mots, et alors les espèces deviendraient légales, comme dans les contrats, qui sont appelés nominati, c'est-à-dire désignés par un nom particulier; et c'est-à-dire comme la loi romaine fait commencer l'âge de puberté à 14 ans accomplis. Toute cette considération n'est point à mépriser; cependant je ne vois pas qu'elle soit d'un fort grand usage ici, car, outre que vous m'avez paru l'appliquer quelquefois où elle n'en avait aucun, on aura à peu près le même effet, si l'on considère qu'il dépend des hommes de procéder dans les sous-divisions aussi loin qu'ils trouvent à propos, et de faire abstraction des différences ultérieures sans qu'il soit besoin de les nier; et qu'il dépend aussi d'eux de choisir le certain pour l'incertain, afin de fixer quelques notions et mesures en leur donnant des noms.

PHILALÈTHE. Je suis bien aise que nous ne soyons plus si éloigaés ici que nous le paraissions. § 41. Vous m'accorderez encore, monsieur, à ce que je vois, que les choses artificielles ont des espèces aussi bien que les naturelles contre le sentiment de quelques philosophes. § 42. Mais, avant que de quitter les noms des substances, j'ajouterai que, de toutes les diverses idées que nous avons, ce sont les seules idées des substances qui ont des noms propres ou individuels; car il arrive rarement que les hommes

aient besoin de faire une mention fréquente d'aucune qualité individuelle ou de quelque autre individu d'accident, outre que les actions individuelles périssent d'abord et que la combinaison des circonstances qui s'y fait ne subsiste point comme dans les sub

stances.

THÉOPHILE. Il y a pourtant des cas où on a eu besoin de se souvenir d'un accident individuel et qu'on lui a donné un nom : ainsi votre règle est bonne pour l'ordinaire, mais elle reçoit des exceptions. La religion nous en fournit : comme nous célébrons anniversairement la mémoire de la naissance de Jésus-Christ, les Grecs appelaient cet événement Théogénie, et celui de l'adoration des Mages Epiphanie, et les Hébreux appelèrent Passah par excel lence le passage de l'ange qui fit mourir les aînés des Egyptiens sans toucher à ceux des Hébreux, et c'est de quoi ils devaient solenniser la mémoire tous les ans. Pour ce qui est des espèces des choses artificielles, les philosophes scolastiques ont fait difficulté de les laisser entrer dans leurs prédicaments; mais leur délicatesse y était peu nécessaire, ces tables prédicamentales devant servir à faire une revue générale de nos idées. Il est bon cependant de reconnaître la différence qu'il y a entre les substances parfaites et entre les assemblages des substances (aggregata) qui sont des ètres substantiels composés ou par la nature ou par l'artifice des hommes. Car la nature a aussi de telles agrégations, comme sont les corps, dont la mixtion est imparfaite, pour parler le langage de nos philosophes (imperfecte mixta), qui ne sont point unum per se, et n'ont point en eux une parfaite unité. Je crois cependant que les quatre corps qu'ils appellent éléments, qu'ils croient simples, et les sels, les métaux et autres corps, qu'ils croient être mêlés parfaitement et à qui ils accordent leurs tempéraments, ne sont pas unum per se non plus, d'autant plus qu'on doit juger qu'ils ne sont uniformes et similaires qu'en apparence, et même un corps similaire ne laisserait pas d'être un amas. En un mot, l'unité parfaite doit être réservée aux corps animés ou doués d'entéléchies primitives, car ces entéléchies ont de l'analogie avec les âmes, et sont aussi indivisibles et impérissables qu'elles; et j'ai fait juger ailleurs que leurs corps organiques sont des machines en effet, mais qui surpassent autant les artificielles, qui sont de notre invention, que l'inventeur des naturelles nous surpasse. Car ces machines de

la nature sont aussi impérissables que les âmes mêmes, et l'animal avec l'âme subsiste toujours c'est (pour me mieux expliquer par quelque chose de revenant, tout ridicule qu'il est) comme Arlequin qu'on voulait dépouiller sur le théâtre; mais on n'en put venir à bout, parce qu'il avait je ne sais combien d'habits les uns sur les autres quoique ces réplications des corps organiques à l'infini qui sont dans un animal ne soient pas si semblables ni si appliquées les unes sur les autres, comme des habits, l'artifice de la nature étant d'une tout autre subtilité. Tout cela fait voir que les philosophes n'ont pas eu tout le tort du monde de mettre tant de distance entre les choses artificielles et entre les corps naturels doués d'une véritable unité. Mais il n'appartenait qu'à notre temps de développer ce mystère et d'en faire comprendre l'importance et les suites pour bien établir la théologie naturelle et ce qu'on appelle la pneumatique d'une manière qui fût véritablement naturelle et conforme à ce que nous pouvons expérimenter et entendre, qui ne nous fit rien perdre des importantes considérations qu'elles doivent fournir, ou plutôt qui les rehaussât, comme fait le système de l'harmonie préétablie. Et je crois que nous ne pouvons mieux finir que par là cette longue discussion des noms des substances.

CHAPITRE VII.

Des particules.

§ 1. PHILALÈTHE. Outre les mots qui servent à nommer les idées, on a besoin de ceux qui signifient la connexion des idées ou des propositions. Cela est, cela n'est pas, sont les signes généraux de l'affirmation ou de la négation. Mais l'esprit, outre les parties des propositions, lie encore des sentences ou propositions entières, § 2, se servant des mots qui expriment cette liaison des différentes affirmations et négations, et qui sont ce qu'on appelle particules, et dans leur bon usage consiste principalement l'art de bien parler. C'est afin que les raisonnements soient suivis et méthodiques, qu'il faut des termes qui montrent la connexion, la restriction, la distinction, l'opposition, l'emphase, etc.; et quand on s'y méprend, on embarrasse celui qui écoute.

THEOPHILE. J'avoue que les particules sont d'un grand usage,

mais je ne sais si l'art de bien parler y consiste principalement. Si quelqu'un ne donnait que des aphorismes ou que des thèses détachées, comme on le fait souvent dans les universités, ou comme dans ce qu'on appelle libelle articulé chez les jurisconsultes, ou comme dans les articles qu'on propose aux témoins; alors, pourvu qu'on range bien ces propositions, on fera à peu près le même effet pour se faire entendre que si on y avait mis de la liaison et des particules, car le lecteur y supplée. Mais j'avoue qu'il serait troublé si on mettait mal les particules, et bien plus que si on les omettait. Il me semble aussi que les particules lient non-seulement les parties du discours, composées de propositions, et les parties de la proposition, composées d'idées, mais aussi les parties de l'idée, composées de plusieurs façons par la combinaison d'autres idées; et c'est cette dernière liaison qui est marquée par les prépositions, au lieu que les adverbes ont de l'influence sur l'affirmation ou la négation qui est dans le verbe, et les conjonctions en ont sur la liaison de différentes affirmations ou négations. Mais je ne doute point que vous n'ayez remarqué tout cela vous-même, quoique vos paroles semblent dire autre chose.

§ 3. PHILALÈTHE. La partie de la grammaire qui traite des particules a été moins cultivée que celle qui représente par ordre les cas, les genres, les modes, les temps, les gérondifs et les supins. Il est vrai que dans quelques langues on a aussi rangé les particules sous des titres par des subdivisions distinctes avec une grande apparence d'exactitude; mais il ne suffit pas de parcourir ces catalogues; il faut réfléchir sur ses propres pensées pour observer les formes que l'esprit prend en discourant, car les particules sont tout autant de marques de l'action de l'esprit.

THEOPHILE. Il est très-vrai que la doctrine des particules est importante, et je voudrais qu'on entrât dans un plus grand détail là-dessus, car rien ne serait plus propre à faire connaître les diverses formes de l'entendement. Les genres ne font rien dans la grammaire philosophique, mais les cas répondent aux prépositions, et souvent la préposition y est enveloppée dans le nom et comme absorbée, et d'autres particules sont cachées dans les flexions des verbes.

§ 4. PHILALÈTHE. Pour bien expliquer les particules, il ne suffit pas de les rendre (comme on fait ordinairement dans un dictionnaire) par les mots d'une autre langue qui en approchent le plus,

parce qu'il est aussi malaisé d'en comprendre le sens précis dans une langue que dans l'autre, outre que les significations des mots voisins des deux langues ne sont pas toujours exactement les mêmes, et varient aussi dans une même langue. Je me souviens que dans la langue hébraïque il y a une particule d'une seule lettre dont on conte plus de cinquante significations.

THEOPHILE. De savants hommes se sont attachés à faire des traités sur les particules du latin, du grec et de l'hébreu; et Strauchius, jurisconsulte célèbre, a fait un livre sur l'usage des particules dans la jurisprudence, où la signification n'est pas de petite conséquence. On trouve cependant qu'ordinairement c'est plutôt par des exemples et par des synonymes qu'on prétend les expliquer que par des notions distinctes. Aussi ne peut-on pas toujours en trouver une signification générale ou formelle, comme feu M. Bohlius l'appelait, qui puisse satisfaire à tous les exemples; mais cela nonobstant, on pourrait toujours réduire tous les usages d'un mot à un nombre déterminé de significations. Et c'est ce qu'on devrait faire.

25. PHILALÈTHE. En effet, le nombre des significations excède de beaucoup celui des particules. En anglais, la particule but a des significations fort différentes (1) : quand je dis but to say no more, c'est mais, pour ne rien dire de plus, comme si cette particule marquait que l'esprit s'arrête dans sa course avant que d'en avoir fourni la carrière. Mais disant (2) : I saw but two planets, c'est-à-dire je vis seulement deux planètes, l'esprit borne le sens de ce qu'il veut dire à ce qui a été exprimé avec exclusion de tout autre; et lorsque je dis (3) You pray, but it is not that God would bring you to the true religion, but that he would confirm you in your own, c'est-à-dire vous priez Dieu, mais ce n'est pas qu'il veuille vous amener à la connaissance de la vraie religion, mais qu'il vous confirme dans la vôtre, le premier de ces but ou mais désigne une supposition dans l'esprit qui est autrement qu'elle ne devrait être, et le second fait voir que l'esprit met une opposition directe entre ce qui suit et ce qui précède (4). All animals have sense, but a dog is an animal, c'est-à-dire tous les animaux ont du sentiment, mais le chien est un animal. Ici la particule signifie la connexion de la seconde proposition avec la première.

THEOPHILE. Le français mais a pu être substitué dans tous ces

« PreviousContinue »