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CHAPITRE VI.

Des noms des substances.

$ 1. PHILALÈTHE. Les genres et les espèces des substances, comme des autres êtres, ne sont que des sortes. Par exemple, les soleils sont une sorte d'étoiles: c'est-à-dire ils sont des étoiles fixes; car ce n'est pas sans raison qu'on croit que chaque étoile fixe se ferait connaître pour un soleil à une personne qui serait placée à une juste distance. § 2. Elle est connue ou par l'intérieur de la structure, ou par des marques externes qui nous la font connaître et nommer d'un certain nom; et c'est ainsi qu'on peut connaître l'horloge de Strasbourg ou comme l'horloger qui l'a faite, ou comme un spectateur qui en voit les effets.

THÉOPHILE. Si vous vous exprimez ainsi, je n'ai rien à op

poser.

PHILALÈTHE. Je m'exprime d'une manière propre à ne point renouveler nos contestations. Maintenant j'ajoute que l'essence ne se rapporte qu'aux sortes, et que rien n'est essentiel aux individus. Un accident ou une maladie peut changer mon teint ou ma taille; une fièvre ou une chute peut m'ôter la raison et la mémoire; une apoplexie peut me réduire à n'avoir ni sentiment, ni entendement, ni vie. Si l'on me demande s'il est essentiel à moi d'avoir de la raison, je répondrai que non.

THEOPHILE. Je crois qu'il y a quelque chose d'essentiel aux individus, et plus qu'on ne pense. Il est essentiel aux substances d'agir, aux substances créées de pâtir, aux esprits de penser, aux corps d'avoir de l'étendue et du mouvement; c'est-à-dire il y a des sortes ou espèces dont un individu ne saurait (naturellement au moins) cesser d'être quand il en a été une fois, quelques révolutions qui puissent arriver dans la nature. Mais il y a des sortes ou espèces accidentelles (je l'avoue) aux individus qui peuvent cesser d'être de cette sorte. Ainsi on peut cesser d'être sain, beau, savant, et même d'être visible et palpable; mais on ne cesse pas d'avoir de la vie et des organes et de la perception. J'ai dit assez ci-dessus pourquoi il paraît aux hommes que la vie et la pensée cessent quelquefois, quoiqu'elles ne laissent pas de durer et d'avoir des effets.

§ 8. PHILALÈTHE. Quantité d'individus, rangés sous un nom commun, considérés comme d'une seule espèce, ont pourtant des qualités fort différentes, dépendantes de leurs constitutions réelles (particulières). C'est ce qu'observent sans peine tous ceux qui examinent les corps naturels; et souvent les chimistes en sont convaincus par de fâcheuses expériences, cherchant en vain dans un morceau d'antimoine, de soufre et de vitriol, les qualités qu'ils ont trouvées en d'autres parties de ces minéraux.

THEOPHILE. Il n'est rien de si vrai, et j'en pourrais dire moimême des nouvelles. Aussi a-t-on fait des livres exprès de infido experimentorum chimicorum successu. Mais c'est qu'on se trompe en prenant ces corps pour similaires ou uniformes, au lieu qu'ils sont mêlés plus qu'on ne pense; car, dans les corps dissimilaires, on n'est pas surpris de remarquer des différences entre les individus, et les médecins ne savent que trop combien les tempéraments et les naturels des corps humains sont différents. En un mot, on ne trouvera jamais les dernières espèces logiques, comme j'ai déjà remarqué ci-dessus, et jamais deux individus réels ou complets d'une même espèce ne sont parfaitement semblables.

PHILALÈTHE. Nous ne remarquons point toutes ces différences, parce que nous ne connaissons point les petites parties ni par conséquent la structure intérieure des choses. Aussi ne nous en servons-nous pas pour déterminer les sortes ou espèces des choses; et si nous le voulions faire par ces essences ou par ce que les écoles appellent formes substantielles, nous serions comme un aveugle qui voudrait ranger les corps selon les couleurs. § 11. Nous ne connaissons pas même les essences des esprits; nous ne saurions former de différentes idées spécifiques des anges, quoique nous sachions bien qu'il faut qu'il y ait plusieurs espèces d'esprits. Aussi semble-t-il que dans nos idées nous ne mettions aucune différence entre Dieu et les esprits par aucun nombre d'idées simples, excepté que nous attribuons à Dieu l'infinité.

THEOPHILE. Il y a encore une autre différence dans mon système entre Dieu et les esprits créés : c'est qu'il faut, à mon avis, que tous les esprits créés aient des corps, tout comme notre âme en

a un.

§ 12. PHILALÈTHE. Au moins je crois qu'il y a cette analogie entre les corps et les esprits, que, de même qu'il n'y a point de vide

dans les variétés du monde corporel, il n'y aura pas moins de variété dans les créatures intelligentes. En commençant depuis nous et allant jusqu'aux choses les plus basses, c'est une descente qui se fait par de fort petits degrés et par une suite continue de choses qui, dans chaque éloignement, diffèrent fort peu l'une de l'autre. Il y a des poissons qui ont des ailes et à qui l'air n'est pas étranger; et il y a des oiseaux qui habitent dans l'eau, qui ont le sang froid comme les poissons, et dont la chair leur ressemble si fort par le goût qu'on permet aux scrupuleux d'en manger durant les jours maigres. Il y a des animaux qui approchent si fort de l'espèce des oiseaux et de celle des bêtes, qu'ils tiennent le milieu entre eux. Les amphibies tiennent également des bêtes terrestres et aquatiques. Les veaux marins vivent sur la terre et dans la mer, et les marsouins (dont le nom signifie pourceau de mer) ont le sang chaud et les entrailles d'un cochon. Pour ne pas parler de ce qu'on rapporte des hommes marins, il y a des bêtes qui semblent avoir autant de connaissance et de raison que quelques animaux qu'on appelle hommes; et il y a une si grande proximité entre les animaux et les végétaux, que, si vous prenez le plus imparfait de l'un et le plus parfait de l'autre, à peine remarquerez-vous aucune différence considérable entre eux. Ainsi, jusqu'à ce que nous arrivions aux plus basses et moins organisées parties de la matière, nous trouverons partout que les espèces sont liées ensemble et ne diffèrent que par des degrés presque insensibles. Et lorsque nous considérons la sagesse et la puissance infinie de l'auteur de toutes choses, nous avons sujet de penser que c'est une chose conforme à la somptueuse harmonie de l'univers et au grand dessein aussi bien qu'à la bonté infinie de ce souverain architecte, que les différentes espèces de créatures s'élèvent aussi peu à peu depuis nous vers son infinie perfection. Ainsi nous avons raison de nous persuader qu'il y a beaucoup plus d'espèces de créatures au-dessus de nous qu'il n'y en a au-dessous, parce que nous sommes beaucoup plus éloignés en degrés de perfection de l'être infini de Dieu que de ce qui approche le plus près du néant. Cependant nous n'avons nulle idée claire et distincte de toutes ces différentes espèces.

THEOPHILE. J'avais dessein, dans un autre lieu, de dire quelque chose d'approchant de ce que vous venez d'exposer, monsieur; mais je suis aise d'être prévenu lorsque je vois qu'on dit les choses

mieux que je n'aurais espéré de le faire. D'habiles philosophes ont traité cette question, utrum detur vacuum formarum, c'est-à-dire s'il y a des espèces possibles qui pourtant n'existent point, et qu'il pourrait sembler que la nature eût oubliées. J'ai des raisons pour croire que toutes les espèces possibles ne sont point compossibles dans l'univers, tout grand qu'il est, et cela non-seulement par rapport aux choses qui sont ensemble en même temps, mais même par rapport à toute la suite des choses; c'est-à-dire, je crois qu'il y a nécessairement des espèces qui n'ont jamais été et ne seront jamais, n'étant pas compatibles avec cette suite des créatures que Dieu a choisie. Mais je crois que toutes les choses que la parfaite harmonie de l'univers pouvait recevoir y sont. Qu'il y ait des créatures mitoyennes entre celles qui sont éloignées, c'est quelque chose de conforme à cette même harmonie, quoique ce ne soit pas toujours dans un même globe ou système; et ce qui est au milieu de deux espèces l'est quelquefois par rapport à certaines circonstances, et non pas par rapport à d'autres. Les oiseaux, si différents de l'homme en autres choses, s'approchent de lui par la parole; mais si les singes savaient parler comme les perroquets, ils iraient plus loin. La loi de la continuité porte que la nature ne laisse point de vide dans l'ordre qu'elle suit; mais toute forme ou espèce n'est pas de tout ordre. Quant aux esprits ou génies, comme je tiens que toutes les intelligences créées ont des corps organisés dont la perfection répond à celle de l'intelligence ou de l'esprit qui est dans ce corps en vertu de l'harmonie préétablie, je tiens que, pour concevoir quelque chose des perfections des esprits au-dessus de nous, il servira beaucoup de se figurer des perfections encore dans les organes du corps qui passent celles du nôtre : c'est où l'imagination la plus vive et la plus riche, et, pour me servir d'un terme italien que je ne saurais bien exprimer autrement, l'invenzione la più vaga, sera le plus de saison pour nous élever au-dessus de nous. Et ce que j'ai dit pour justifier mon système de l'harmonie, qui exalte les perfections divines au delà de ce qu'on s'était avisé de penser, servira aussi à avoir des idées des créatures incomparablement plus grandes qu'on n'en a eu jusqu'ici.

$14. PHILALETHE. Pour revenir au peu de réalité des espèces mème dans les substances, je vous demande si l'eau et la glace sont de différente espèce.

THEOPHILE. Je vous demande à mon tour si l'or fondu dans le creuset et l'or refroidi en lingot sont d'une même espèce.

PHILALÈTHE. Celui-là ne répond pas à la question, qui en propose une autre,

Qui litem lite resolvit.

Cependant vous reconnaîtrez par là que la réduction des choses en espèces se rapporte uniquement aux idées que nous en avons, ce qui suffit pour les distinguer par des noms; mais si nous supposons que cette distinction est fondée sur leur constitution réelle et intérieure, et que la nature distingue les choses qui existent en autant d'espèces par leurs essences réelles de la même manière que nous les distinguons nous-mêmes en espèces par telles ou telles dénominations, nous serons sujets à de grands mécomptes.

THÉOPHILE. Il y a quelque ambiguïté dans le terme d'espèce ou d'étre de différente espèce qui cause tous ces embarras ; et quand nous l'aurons levée, il n'y aura plus de contestation que peut-être sur le nom. On peut prendre l'espèce mathématiquement et physiquement. Dans la rigueur mathématique, la moindre différence qui fait que deux choses ne sont point semblables en tout fait qu'elles diffèrent d'espèce. C'est ainsi qu'en géométrie tous les cercles sont d'une même espèce, car ils sont tous semblables parfaitement, et, par la même raison, toutes les paraboles aussi sont d'une même espèce; mais il n'en est pas de même des ellipses et des hyperboles, car il y en a une infinité de sortes ou d'espèces, quoiqu'il y en ait aussi une infinité de chaque espèce. Toutes les ellipses innombrables dans lesquelles la distance des foyers a la même raison à la distance des sommets sont d'une même espèce; mais, comme les raisons de ces distances ne varient qu'en grandeur, il s'ensuit que toutes ces espèces infinies d'ellipses ne font qu'un seul genre, et qu'il n'y a plus de sous-divisions: au lieu qu'un ovale à trois foyers aurait même une infinité de tels genres et aurait un nombre d'espèces infiniment infini, chaque genre en ayant un nombre simplement infini. De cette façon, deux individus physiques ne seront jamais parfaitement semblables; et, qui plus est, le même individu passera d'espèce en espèce, car il n'est jamais semblable en tout à soi-même au delà d'un moment. Mais les hommes, établissant des espèces physiques, ne s'attachent point à cette

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