Page images
PDF
EPUB

mais sans quoi on pourrait douter si tant de pesanteur serait compatible avec tant de malléabilité, comme l'on peut douter, jusqu'à présent, si un verre malléable à froid est possible à la nature. Je ne suis pas, au reste, de votre avis, monsieur, qu'il y a ici de la différence entre les idées des substances et les idées des prédicats, comme si les définitions des prédicats (c'est-à-dire des modes et des objets des idées simples) étaient toujours réelles et nominales en même temps, et que celles des substances ne fussent que nominales. Je demeure bien d'accord qu'il est plus difficile d'avoir des définitions réelles des corps, qui sont des êtres substantiels, parce que leur contexture est moins sensible; mais il n'en est pas de même de toutes les substances, car nous avons une connaissance des vraies substances ou des unités (comme de Dieu et de l'âme) aussi intimes que nous en avons de la plupart des modes. D'ailleurs il y a des prédicats aussi peu connus que la contexture des corps; car le jaune ou l'amer, par exemple, sont les objets des idées ou fantaisies simples, et néanmoins on n'en a qu'une connaissance confuse, même dans les mathématiques, où un même mode peut avoir une définition nominale aussi bien qu'une réelle. Peu de gens ont bien expliqué en quoi consiste la différence de ces deux définitions, qui doit discerner aussi l'essence et la propriété. A mon avis, cette différence est que la réelle fait voir la possibilité du défini, et la nominale ne le fait point. La définition de deux droites parallèles, qui dit qu'elles sont dans un même plan et ne se rencontrent point quoiqu'on les continue à l'infini, n'est que nominale, car on pourrait douter d'abord si cela est possible; mais lorsqu'on a compris qu'on peut mener une droite parallèle dans un plan à une droite donnée, pourvu qu'on prenne garde que la pointe du style, qui décrit la parallèle, demeure toujours également distante de la donnée, on voit en même temps que la chose est possible et pourquoi elles ont cette propriété de ne se rencontrer jamais, qui en fait la définition nominale, mais qui n'est la marque du parallélisme que lorsque les deux lignes sont droites au lieu que, si l'une au moins était courbe, elles pourraient être de nature à ne se pouvoir jamais rencontrer, et cependant elles ne seraient point parallèles pour cela.

$ 19. PHILALETHE. Si l'essence était autre chose que l'idée

abstraite, elle ne serait point ingénérable et incorruptible. Une licorne, une sirène, un cercle exact, ne sont peut-être point dans le monde.

THEOPHILE. Je vous ai déjà dit, monsieur, que les essences sont perpétuelles, parce qu'il ne s'y agit que du possible.

CHAPITRE IV.

Des noms des idées simples.

§ 2. PHILALÈTHE. Je vous avoue que j'ai toujours cru qu'il était arbitraire de former les modes; mais, quant aux idées simples et celles des substances, j'ai été persuadé qu'outre la possibilité ces idées devaient signifier une existence réelle.

THEOPHILE. Je n'y vois aucune nécessité. Dieu en a les idées avant que de créer les objets de ces idées, et rien n'empêche qu'il ne puisse encore communiquer de telles idées aux créatures intelligentes; il n'y a pas même de démonstration exacte qui prouve que les objets de nos sens et des idées simples, que les sens nous présentent, sont hors de nous, ce qui a surtout lieu à l'égard de ceux qui croient, avec les cartésiens et avec notre célèbre auteur, que nos idées simples des qualités sensibles n'ont point de ressemblance avec ce qui est hors de nous dans les objets : il n'y aurait donc rien qui oblige ces idées d'être fondées dans quelque existence réelle.

§ 4, 5, 6, 7. PHILALÈTHE. Vous m'accorderez au moins cette autre différence entre les idées simples et les composées, que les noms des idées simples ne peuvent être définis, au lieu que ceux des idées composées le peuvent être, car les définitions doivent contenir plus d'un terme, dont chacun signifie une idée. Ainsi l'on voit ce qui peut ou ne peut pas être défini, et pourquoi les définitions ne peuvent aller à l'infini; ce que jusqu'ici personne, que je sache, n'a remarqué.

THEOPHILE. J'ai aussi remarqué dans le petit Essai sur les idées, inséré dans les Actes de Leipzic, il y a environ vingt ans, que les termes simples ne sauraient avoir de définitions nominales; mais j'y ai ajouté en même temps que les termes, lorsqu'ils ne sont simples qu'à notre égard (parce que nous n'avons pas le moyen

d'en faire l'analyse pour venir aux perceptions élémentaires dont ils sont composés, comme chaud, froid, jaune, vert), peuvent recevoir une définition réelle qui en expliquerait la cause. C'est ainsi que la définition réelle du vert est d'être composé de bleu et de jaune bien mêlés, quoique le vert ne soit pas plus susceptible de définition nominale qui le fasse reconnaître que le bleu et le jaune. Au lieu que les termes qui sont simples en eux-mêmes, c'est-àdire dont la conception est claire et distincte, ne sauraient recevoir aucune définition, soit nominale, soit réelle. Vous trouverez dans ce petit Essai mis dans les Actes de Leipzic les fondements d'une bonne partie de la doctrine qui regarde l'entendement, expliquée en abrégé.

§ 7, 8. PHILALÈTHE. Il était bon d'expliquer ce point et de marquer ce qui pourrait être défini ou non, et je suis tenté de croire qu'il s'élève souvent de grandes disputes, et qu'il s'introduit bien du galimatias dans le discours des hommes, pour ne pas songer à cela. Ces célèbres vétilles, dont on fait tant de bruit dans les écoles, sont venues de ce qu'on n'a pas pris garde à cette différence qui se trouve dans les idées. Les plus grands maîtres dans l'art ont été contraints de laisser la plus grande partie des idées simples sans les définir; et quand ils ont entrepris de le faire, ils n'y ont point réussi. Le moyen, par exemple, que l'esprit de l'homme pût inventer un plus fin galimatias que celui qui est renfermé dans cette définition d'Aristote : Le mouvement est l'acte d'un être en puissance, en tant qu'il est en puissance! § 9. Et les modernes qui définissent le mouvement, que c'est le passage d'un lieu dans un autre, ne font que mettre un mot synonyme à la place de l'autre.

THÉOPHILE. J'ai déjà remarqué dans une de nos conférences passées que chez vous on fait passer bien des idées pour simples qui ne le sont point: le mouvement est de ce nombre, que je crois être définissable; et la définition qui dit que c'est un changement de lieu n'est pas à mépriser. La définition d'Aristote n'est pas si absurde qu'on pense, faute d'entendre que le grec xívnois chez lui ne signifiait pas ce que nous appelons mouvement, mais ce que nous exprimerions par le mot de changement; d'où vient qu'il lui donne une définition si abstraite et si métaphysique; au lieu que ce que nous appelons mouvement est appelé chez lui qopà, latio, et se trouve entre les espèces du changement (rñs xivhoews).

§ 10. PHILALÈTHE. Mais vous n'excuserez pas au moins la définition de la lumière du même auteur, que c'est l'acte du transparent.

THEOPHILE. Je la trouve avec vous fort inutile; et il se sert trop de son acte, qui ne nous dit pas grand'chose. Diaphane lui est un milieu au travers duquel on pourrait voir, et la lumière est, selon lui, ce qui consiste dans le trajet actuel. A la bonne heure. § 11. PHILALÈTHE. Nous convenons donc que nos idées simples ne sauraient avoir de définitions nominales, comme nous ne saurions connaître le goût de l'ananas par la relation de nos voyageurs, à moins de pouvoir goûter les choses par les oreilles, comme Sancho Pança avait la faculté de voir Dulcinée par ouï-dire, ou comme cet aveugle qui, ayant fort ouï parler de l'éclat d'écarlate, crut qu'elle devait ressembler au son de la trompette.

THEOPHILE. Vous avez raison, et tous les voyageurs du monde ne nous auraient pu donner par leurs relations ce que nous devons à un gentilhomme de ce pays, qui cultive avec succès des ananas, à trois lieues de Hanovre, presque sur le bord du Weser, et a trouvé moyen de les multiplier, en sorte que nous en pourrons avoir peutêtre un jour de notre cru aussi copieusement que les oranges de Portugal, quoiqu'il y eût apparemment quelque déchet dans le goût.

le

§ 12, 13. PHILALÈTHE. Il en est tout autrement des idées complexes. Un aveugle peut entendre ce que c'est que la statue, et un homme qui n'aurait jamais vu l'arc-en-ciel pourrait comprendre ce que c'est, pourvu qu'il eût vu les couleurs qui le composent. § 15. Cependant, quoique les idées simples soient inexplicables, elles ne laissent pas d'être les moins douteuses, car l'expérience fait plus que la définition.

THÉOPHILE. Il y a pourtant quelque difficulté sur les idées qui ne sont simples qu'à notre égard : par exemple, il serait difficile de marquer précisément les bornes du bleu et du vert, et, en général, de discerner les couleurs fort approchantes; au lieu que nous pouvons avoir des notions précises des termes dont on se sert en arithmétique et en géométrie.

§ 16. PHILALÈTHE. Les idées simples ont encore cela de particulier, qu'elles ont très-peu de subordination dans ce que les logiciens appellent ligne prédicamentale, depuis la dernière espèce jusqu'au genre suprême. C'est que la dernière espèce n'étant qu'une

seule idée simple, on n'en peut rien retrancher : par exemple, on ne peut rien retrancher des idées du blanc et du rouge pour retenir la commune apparence où elles conviennent; c'est pour cela qu'on les comprend avec le jaune et autres sous le genre ou le nom de couleur; et quand on veut former un terme encore plus général, qui comprenne aussi les sons, les goûts et les qualités tactiles, on se sert du terme général de qualité, dans le sens qu'on lui donne ordinairement, pour distinguer ces qualités de l'étendue, du nombre, du mouvement, du plaisir et de la douleur, qui agissent sur l'esprit et y introduisent leurs idées par plus d'un sens.

THEOPHILE. J'ai encore quelque chose à dire sur cette remarque. J'espère qu'ici et ailleurs vous me ferez la justice, monsieur, de croire que ce n'est point par un esprit de contradiction, et que la matière le semble demander. Ce n'est pas un avantage que les idées des qualités sensibles aient si peu de subordination et soient capables de si peu de sous-divisions, car cela ne vient que de ce que nous les connaissons peu. Cependant cela même que toutes les couleurs ont de commun, d'être vues par les yeux, de passer toutes par des corps par où passe l'apparence de quelques-uns entre eux, et d'être renvoyées des surfaces polies des corps qui ne les laissent point passer, fait connaître qu'on peut retrancher quelque chose des idées que nous en avons. On peut même diviser les couleurs avec grande raison en extrémes (dont l'un est positif, savoir, le blanc; et l'autre privatif, savoir, le noir) et en moyens, qu'on appelle encore sous-diviser en celles du côté convexe, et celles du côté concave du rayon rompu; et ces divisions et sous-divisions des couleurs ne sont pas de petite conséquence.

PHILALÈTHE. Mais comment peut-on trouver des genres dans ces idées simples?

THEOPHILE. Comme elles ne sont simples qu'en apparence, elles sont accompagnées de circonstances qui ont de la liaison avec elles, quoique cette liaison ne soit point entendue de nous; et ces circonstances fournissent quelque chose d'explicable et de susceptible d'analyse, qui donne aussi quelque espérance qu'on pourra trouver un jour les raisons de ces phénomènes. Ainsi il arrive qu'il y a une manière de pléonasme dans les perceptions que nous avons des qualités sensibles aussi bien que des masses sensibles, et ce pleonasme est que nous avons plus d'une notion du même sujet,

« PreviousContinue »