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entendre, nous n'aurions jamais formé de langage; mais étant formé, il sert encore à l'homme à raisonner à part soi, tant par le moyen que les mots lui donnent de se souvenir des pensées abstraites, que par l'utilité qu'on trouve en raisonnant à se servir de caractères et de pensées sourdes; car il faudrait trop de temps s'il fallait tout expliquer et toujours substituer les définitions à la place des

termes.

§ 3. PHILALÈTHE. Mais comme la multiplication des mots en aurait confondu l'usage s'il eût fallu un nom distinct pour désigner chaque chose particulière, le langage a été encore perfectionné par l'usage des termes généraux, lorsqu'ils signifient des idées générales.

THEOPHILE. Les termes généraux ne servent pas seulement à la perfection des langues, mais même ils sont nécessaires pour leur constitution essentielle. Car, si par les choses particulières on entend les individuelles, il serait impossible de parler, s'il n'y avait que des noms propres et point d'appellatifs, c'est-à-dire, s'il n'y avait des mots que pour les individus, puisqu'à tout moment il en revient de nouveaux lorsqu'il s'agit des individus, des accidents et particulièrement des actions, qui sont ce qu'on désigne le plus; mais si par les choses particulières on entend les plus basses espèces (species infimas), outre qu'il est difficile bien souvent de les déterminer, il est manifeste que ce sont déjà des universaux, fondés sur la similitude. Donc, comme il ne s'agit que de similitude plus ou moins étendue, selon qu'on parle des genres ou des espèces, il est naturel de marquer toute sorte de similitudes ou convenances, par conséquent d'employer des termes généraux de tous degrés ; et même les plus généraux, étant moins chargés par rapport aux idées ou essences qu'ils renferment, quoiqu'ils soient plus compréhensifs par rapport aux individus à qui ils conviennent, étaient bien souvent les plus aisés à former et sont les plus utiles. Aussi voyez-vous que les enfants et ceux qui ne savent que peu la langue qu'ils veulent parler ou la matière dont ils parlent se servent des termes généraux, comme chose, plante, animal, au lieu d'employer les termes propres qui leur manquent. Et il est sûr que tous les noms propres ou individuels ont été originairement appellatifs ou généraux.

$ 4. PHILALETHE. Il y a mème des mots que les hommes em

ploient, non pour signifier quelque idée, mais le manque ou l'absence d'une certaine idée, comme rien, ignorance, stérilité.

THEOPHILE. Je ne vois point pourquoi on ne pourrait dire qu'il y a des idées privatives, comme il y a des vérités négatives, car l'acte de nier est positif. J'en avais touché déjà quelque chose.

§ 5. PHILALÈTHE. Sans disputer là-dessus, il sera plus utile, pour approcher un peu plus de l'origine de toutes nos notions et connaissances, d'observer comment les mots qu'on emploie pour former des actions et des notions tout à fait éloignées des sens tirent leur origine des idées sensibles, d'où ils sont transférés à des significations plus abstruses.

THEOPHILE. C'est que nos besoins nous ont obligés de quitter l'ordre naturel des idées; car cet ordre serait commun aux anges et aux hommes, et à toutes les intelligences en général, et devrait être suivi de nous, si nous n'avions point égard à nos intérêts : il a donc fallu s'attacher à celui que les occasions et les accidents où notre espèce est sujette nous ont fourni; et cet ordre ne donne pas l'origine des notions, mais pour ainsi dire l'histoire de nos découvertes.

PHILALÈTHE. Fort bien, et c'est l'analyse des mots qui nous peut apprendre par les noms mêmes cet enchaînement, que celle des notions ne saurait donner, par la raison que vous avez apportée. Ainsi les mots suivants: imaginer, comprendre, s'attacher, concevoir, instiller, dégoûter, trouble, tranquillité, etc., sont tous empruntés des opérations des choses sensibles et appliqués à certains modes de penser. Le mot esprit, dans sa première signification, est le souffle, et celui d'ange signifie messager. D'où nous pouvons conjecturer quelle sorte de notions avaient ceux qui parlaient les premiers ces langues-là, et comment la nature suggéra inopinément aux hommes l'origine et le principe de toutes leurs connaissances par les noms mêmes.

THEOPHILE. Je vous avais déjà fait remarquer que dans le Credo des Hottentots on a nommé le Saint-Esprit par un mot qui signifie chez eux un souffle de vent benin et doux. Il en est de même à l'égard de la plupart des autres mots; et même on ne le reconnaît pas toujours, parce que le plus souvent les vraies étymologies sont perdues. Un certain Hollandais, peu affectionné à la religion, avait

abusé de cette vérité (que les termes de théologie, de morale et de métaphysique sont pris originairement des choses grossières) pour tourner en ridicule la théologie et la foi chrétienne, dans un petit dictionnaire flamand où il donnait aux termes des définitions ou explications, non pas telles que l'usage demande, mais telles que semblait porter la force originaire des mots, et le tournait malignement; et comme d'ailleurs il avait donné des marques d'impiété, on dit qu'il en fut puni dans le Raspel-huyss. Il sera bon cependant de considérer cette analogie des choses sensibles et insensibles qui a servi de fondement aux tropes : c'est ce qu'on entendra mieux en considérant un exemple fort étendu, tel qu'est celui que fournit l'usage des prépositions, comme à, avec, de, devant, en, hors, par, pour, sur, vers, qui sont toutes prises du lieu, de la distance et du mouvement, et transférées depuis à toute sorte de changements, ordres, suites, différences, convenances. A signifie approcher, comme en disant: Je vais à Rome. Mais comme pour attacher une chose on l'approche de celle où nous la voulons joindre, nous disons qu'une chose est attachée à une autre. Et de plus, comme il y a un attachement immatériel pour ainsi dire lorsqu'une chose suit l'autre par des raisons morales, nous disons que ce qui suit les mouvements et volontés de quelqu'un appartient à cette personne ou y tient, comme s'il visait à cette personne pour aller auprès d'elle ou avec elle. Un corps est avec un autre lorsqu'ils sont dans un même lieu; mais on dit encore qu'une chose est avec celle qui se trouve dans le même temps, dans un même ordre ou partie d'ordre, ou qui concourt à une même action. Quand on vient de quelque lieu, le lieu a été notre objet par les choses sensibles qu'il nous a fournies, et l'est encore de notre mémoire, qui en est toute remplie; et de là vient que l'objet est signifié par la préposition de, comme en disant : Il s'agit de cela, on parle de cela, c'est-à-dire, comme si on en venait. Et comme ce qui est enfermé en quelque lieu ou dans quelque tout s'y appuie et est ôté avec lui, les accidents sont considérés de même comme dans le sujet Sunt in subjecto, inhærent subjecto. La particule sur aussi est appliquée à l'objet : on dit qu'on est sur cette matière, à peu près comme un ouvrier est sur le bois ou sur la pierre qu'il coupe et qu'il forme; et comme ces analogies sont extrêmement variables et ne dépendent point de quelques notions déter

minées, de là vient que les langues varient beaucoup dans l'usage de ces particules et cas, que les prépositions gouvernent, ou bien dans lesquels elles se trouvent sous-entendues et renfermées virtuellement.

CHAPITRE II.

De la signification des mots.

§ 1. PHILALÈTHE. Maintenant les mots étant employés par les hommes pour être signes de leurs idées, on peut demander d'abord comment ces mots y ont été déterminés; et l'on convient que c'est non par aucune connexion naturelle qu'il y ait entre certains sons articulés et certaines idées (car en ce cas il n'y aurait qu'une langue parmi les hommes), mais par une institution arbitraire en vertu de laquelle un tel mot a été volontairement le signe d'une telle idée.

THEOPHILE. Je sais qu'on a coutume de dire dans les écoles et partout ailleurs que les significations des mots sont arbitraires (ex instituto), et il est vrai qu'elles ne sont point déterminées par une nécessité naturelle; mais elles ne laissent pas de l'être par des raisons tantôt naturelles où le hasard a quelque part, tantôt morales où il y entre du choix. Il y a peut-être quelques langues artificielles, qui sont toutes de choix et entièrement arbitraires, comme l'on croit que l'a été celle de la Chine, ou comme le sont celles de Georgius Dalgarnus, et de feu M. Wilkins, évêque de Chester. Mais celles qu'on sait avoir été forgées des langues déjà connues sont de choix mêlé avec ce qu'il y a de la nature et du hasard dans les langues qu'elles supposent. Il en est ainsi de celles que les voleurs ont forgées pour n'être entendus que de ceux de leur bande, ce que les Allemands appellent rothwelsch, les Italiens gergo, les Français le narquois; mais qu'ils forment ordinairement sur les langues ordinaires qui leur sont connues, soit en changeant la signification reçue des mots par des métaphores, soit en faisant de nouveaux mots par une composition ou dérivation à leur mode. Il se forme aussi des langues par le commerce des différents peuples, soit en mêlant indifféremment des langues voisines, soit, comme il arrive le plus souvent, en prenant l'une pour base, qu'on estropic et qu'on altère, qu'on mêle et qu'on corrompt en négligeant et chan

geant ce qu'elle observe, et même en y entant d'autres mots. La lingua franca, qui sert dans le commerce de la Méditerranée, est faite de l'italienne; et on n'y a point d'égard aux règles de la grammatre. Un dominicain arménien, à qui je parlai à Paris, s'était fait, ou peut-être avait appris de ses semblables, une espèce de lingua franca, faite du latin, que je trouvai assez intelligible, quoiqu'il n'y eût ni cas, ni temps, ni autres flexions; et il la parlait avec facilité, y étant accoutumé. Le père Labbé, jésuite français, fort savant, connu par bien d'autres ouvrages, a fait une langue, dont le latin est la base, qui est plus aisée et a moins de sujétion que notre latin, mais qui est plus régulière que la lingua franca. Il en a fait un livre exprès. Pour ce qui est des langues qui se trouvent faites depuis longtemps, il n'y en a guère qui ne soient extrêmement altérées aujourd'hui. Cela est manifeste en les comparant avec les anciens livres et monuments qui en restent. Le vieux français approchait davantage du provençal et de l'italien, et on voit le théotisque avec le français ou roman plutôt (appelé autrefois lingua romana rustica), tels qu'ils étaient au neuvième siècle après Jésus-Christ dans les formules des serments des fils de l'empereur Louis le Débonnaire, que Nithard, leur parent, nous a conservés. On ne trouve guère ailleurs de si vieux français, italien ou espagnol. Mais pour du théotisque ou allemand ancien, il y a l'Évangile d'Otfried, moine de Weissenbourg de ce même temps, que Flacius a publié, et que M. Schilter voulait donner de nouveau. Et les Saxons passés dans la Grande-Bretagne nous ont laissé des livres encore plus anciens. On a quelque version ou paraphrase du commencement de la Genèse et de quelques autres parties de l'Histoire sainte, faite par un Caedmon, dont Beda fait déjà mention. Mais le plus ancien livre non-seulement des langues germaniques, mais de toutes les langues de l'Europe, excepté la grecque et la latine, est celui de l'Évangile des Goths du Pont-Euxin, connu sous le nom de Codex argenteus, écrit en caractères tout particuliers, qui s'est trouvé dans l'ancien monastère des Bénédictins de Werden en Westphalie, et a été transporté en Suède, où on le conserve, comme de raison, avec autant de soin que l'original des Pandectes à Florence, quoique cette version ait été faite pour les Goths orientaux et dans un dialecte bien éloigné du germanique scandinavien; mais c'est parce qu'on croit avec quelque probabilité que les Goths du

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