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CHAPITRE XXXII.

Des vraies et des fausses idées.

§ 1. PHILALÈTHE. Comme la vérité ou la fausseté n'appartient qu'aux propositions, il s'ensuit que quand les idées sont nommées vraies ou fausses il y a quelque proposition ou affirmation tacite; § 3, ou une supposition tacite de la conformité avec quelque chose; § 5, surtout avec ce que d'autres désignent par ce nom (comme lorsqu'ils parlent de la justice), item à ce qui existe réellement (comme est l'homme et non pas le centaure), item à l'essence, dont dépendent les propriétés de la chose; et en ce sens nos idées ordinaires des substances sont fausses quand nous nous imaginons certaines formes substantielles. Au reste, les idées mériteraient plutôt d'ètre appelées justes ou fautives que vraies ou fausses.

THEOPHILE. Je crois qu'on pourrait entendre ainsi les vraies ou les fausses idées mais comme ces différents sens ne conviennent point entre eux et ne sauraient être rangés commodément sous une notion commune, j'aime mieux appeler les idées vraies ou fausses par rapport à une autre affirmation tacite qu'elles renferment toutes, qui est celle de la possibilité. Ainsi les idées possibles sont vraies, et les idées impossibles sont fausses.

CHAPITRE XXXIII.

De l'association des idées.

§ 1. PHILALÈTHE. On remarque souvent dans les raisonnements des gens quelque chose de bizarre, et tout le monde y est sujet. -$2. Ce n'est pas seulement entêtement ou amour-propre; car souvent des gens qui ont le cœur bien fait sont coupables de ce défaut. Il ne suffit pas même toujours de l'attribuer à l'éducation et aux préjugés. § 4. C'est plutôt une manière de folie, et on serait fou si on agissait toujours ainsi. § 5. Ce défaut vient d'une liaison non naturelle des idées, qui a son origine du hasard ou de la coutume. § 6. Les inclinations et les intérêts y entrent. Certaines traces du cours fréquent des esprits animaux deviennent des che

mins battus; quand on suit un certain air, on le trouve dès qu'on l'a commencé. § 7. De cela viennent les sympathies ou antipathies qui ne sont point nées avec nous. Un enfant a mangé trop de miel et en a été incommodé, et depuis, étant devenu homme fait, il ne saurait entendre le nom de miel sans un soulèvement de cœur. § 8. Les enfants sont fort susceptibles de ces impressions, et il est bon d'y prendre garde. § 9. Cette association irrégulière des idées a une grande influence dans toutes nos actions et passions naturelles et morales. § 10. Des ténèbres réveillent l'idée des spectres aux enfants, à cause des contes qu'on leur en a faits. § 11. On ne pense pas à un homme qu'on hait, sans penser au mal qu'il nous a fait ou peut faire. § 12. On évite la chambre où on a vu mourir un ami. § 13. Une mère, qui a perdu un enfant bien cher, perd quelquefois avec lui toute sa joie, jusqu'à ce que le temps efface l'impression de cette idée, ce qui quelquefois n'arrive pas. § 14. Un homme guéri parfaitement de la rage par une opération extrèmement sensible se reconnaît obligé toute sa vie à celui qui avait fait cette opération; mais il lui fut impossible d'en supporter la vue. § 15. Quelques-uns haïssent les livres toute leur vie, à cause des mauvais traitements qu'ils ont reçus dans les écoles. Quelqu'un, ayant une fois pris un ascendant sur un autre dans quelque occasion, le garde toujours. § 16. Il s'est trouvé un homme qui avait bien appris à danser, mais qui ne pouvait l'exécuter quand il n'y avait point dans la chambre un coffre pareil à celui qui avait été dans celle où il avait appris. § 17. La même liaison non naturelle se trouve dans les habitudes intellectuelles; on lie la matière avec l'ètre, comme s'il n'y avait rien d'immatériel. § 18. On attache à ses opinions le parti de secte dans la philosophie, dans la religion et dans l'État.

THEOPHILE. Cette remarque est importante et entièrement à mon gré, et on la pourrait fortifier par une infinité d'exemples. M. Descartes, ayant eu dans sa jeunesse quelque affection pour une personne louche, ne put s'empêcher d'avoir toute sa vie quelque penchant pour celles qui avaient ce défaut. M. Hobbes, autre grand philosophe, ne put (dit-on) demeurer seul dans un lieu obscur sans qu'il eût l'esprit effrayé par les images des spectres. quoiqu'il n'en crût point, cette impression lui étant restée des contes qu'on fait aux enfants. Plusieurs personnes savantes et de

très-bon sens, et qui sont fort au-dessus des superstitions, ne sauraient se résoudre d'être treize à un repas sans en être extrèmement déconcertées, ayant été frappées autrefois de l'imagination qu'il en doit mourir un dans l'année. Il y avait un gentilhomme qui, ayant été blessé peut-être dans son enfance par une épingle mal attachée, ne pouvait plus en voir dans cet état sans être prêt à tomber en défaillance. Un premier ministre, qui portait dans la cour de son maître le nom de Président, se trouva offensé par le titre du livre d'Octavio Pisani, nommé Lycurgue, et fit écrire contre ce livre parce que l'auteur, en parlant des officiers de justice qu'il croyait superflus, avait nommé aussi les présidents; et quoique ce terme dans la personne de ce ministre signifiât tout autre chose, il avait tellement attaché le mot à sa personne, qu'il était blessé dans ce mot. Et c'est un cas des plus ordinaires des associations non naturelles, capables de tromper, que celles des mots aux choses, lors même qu'il y a de l'équivoque. Pour mieux entendre la source de la liaison non naturelle des idées, il: faut considérer ce que j'ai remarqué déjà ci-dessus (chap. 11, § 11) en parlant du raisonnement des bêtes, que l'homme aussi bien que la bête est sujet à joindre par sa mémoire et par son imagination ce qu'il a remarqué joint dans ses perceptions et ses expériences. C'est en quoi consiste tout le raisonnement des bêtes, s'il est permis de l'appeler ainsi, et souvent celui des hommes, en tant qu'ils sont empiriques et ne se gouvernent que par les sens et les exemples, sans examiner si la même raison a encore lieu. Et comme souvent les raisons nous sont inconnues, il faut avoir égard aux exemples à mesure qu'ils sont fréquents; car alors l'attente ou la réminiscence d'une autre perception qui y est ordinairement liée est raisonnable, surtout quand il s'agit de se précautionner. Mais comme la véhémence d'une impression très-forte fait souvent autant d'effet tout d'un coup que la fréquence et la répétition de plusieurs impressions médiocres en aurait pu faire à la longue, il arrive que cette véhémence grave dans la fantaisie une image aussi profonde et aussi vive que la longue expérience aurait pu le faire. De là vient qu'une impression fortuite mais violente joint dans notre mémoire deux idées qui déjà y étaient ensemble, et nous donne le même penchant de les lier et de les attendre l'une ensuite de l'autre que si un long usage en avait

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vérifié la connexion; ainsi le même effet de l'association s'y trouve, quoique la même raison n'y soit pas. L'autorité, la coutume font aussi le même effet que l'expérience et la raison, et il n'est pas aisé de se délivrer de ses 'penchants. Mais il ne serait pas fort difficile de se garder d'en être trompé dans ses jugements, si les hommes s'attachaient assez sérieusement à la recherche de la vérité, ou procédaient avec méthode, lorsqu'ils reconnaissent qu'il leur est important de la trouver.

LIVRE TROISIÈME.

DES MOTS.

CHAPITRE PREMIER.

Des mots ou du langage en général.

§ 1. PHILALÈTHE. Dieu, ayant fait l'homme pour être une créature sociable, lui a non-seulement inspiré le désir et l'a mis dans la nécessité de vivre avec ceux de son espèce, mais lui a donné aussi la faculté de parler, qui devait être le grand instrument et le lien commun de cette société. C'est de cela que viennent les mots, qui servent à représenter et même à expliquer les idées.

THEOPHILE. Je suis réjoui de vous voir éloigné du sentiment de M. Hobbes, qui n'accordait pas que l'homme était fait pour la société, concevant qu'on y a été seulement forcé par la nécessité et par la méchanceté de ceux de son espèce. Mais il ne considérait point que les meilleurs hommes, exempts de toute méchanceté, s'uniraient pour mieux obtenir leur but, comme les oiseaux s'attroupent pour mieux voyager en compagnie, et comme les castors se joignent par centaines pour faire de grandes digues où un petit nombre de ces animaux ne pourraient réussir; et

ces digues leur sont nécessaires pour faire par ce moyen des réservoirs d'eau ou de petits lacs, dans lesquels ils bâtissent leurs cabanes et pêchent des poissons dont ils se nourrissent. C'est là le fondement de la société des animaux qui y sont propres, et nullement la crainte de leurs semblables, qui ne se trouve guère chez les bêtes.

PHILALÈTHE. Fort bien, et c'est pour mieux cultiver cette société que l'homme a naturellement ses organes façonnés en sorte qu'ils sont propres à former des sons articulés, que nous appelons des mots.

THEOPHILE. Pour ce qui est des organes, les singes les ont en apparence aussi propres que nous à former la parole, cependant il ne s'y trouve point le moindre acheminement. Ainsi il faut qu'il leur manque quelque chose invisible. Il faut considérer aussi qu'on pourrait parler, c'est-à-dire se faire entendre par les sons de la bouche, sans former des sons articulés, si on se servait des tons de musique pour cet effet; mais il faudrait plus d'art pour inventer un langage des tons, au lieu que celui des mots a pu ètre formé et perfectionné peu à peu par des personnes qui se trouvent dans la simplicité naturelle. Il y a cependant des peuples, comme les Chinois, qui par le moyen des tons et accents varient leurs mots, dont ils n'ont qu'un petit nombre. Aussi étaitce la pensée de Golius, célèbre mathématicien et grand connaisseur des langues, que leur langue est artificielle, c'est-à-dire qu'elle a été inventée tout à la fois par quelque habile homme pour établir un commerce de paroles entre quantité de nations différentes qui habitaient ce grand pays que nous appelons la Chine, quoique cette langue pourrait se trouver altérée maintenant par le long usage.

§ 2. PHILALÈTHE. Comme les orangs-outangs et autres singes ont les organes sans former des mots, on peut dire que les perroquets et quelques autres oiseaux ont les mots sans avoir de langage, car on peut dresser ces oiseaux et plusieurs autres à former des sons assez distincts; cependant ils ne sont nullement capables de langue. Il n'y a que l'homme qui soit en état de se servir de ces sons, comme des signes des conceptions intérieures, afin que par là elles puissent être manifestées aux autres.

THEOPHILE. Je crois qu'en effet, sans le désir de nous faire

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