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il pense, je répliquerai qu'il ne sait pas non plus comment les parties solides du corps sont attachées ensemble pour faire un tout étendu.

THEOPHILE. Il y a assez de difficulté dans l'explication de la cohésion; mais cette cohésion des parties ne paraît point nécessaire pour faire un tout étendu, puisqu'on peut dire que la matière parfaitement subtile et fluide compose un étendu sans que les parties soient attachées les unes aux autres. Mais, pour dire la vérité, je crois que la fluidité parfaite ne convient qu'à la matière première, c'est-à-dire en abstraction et comme une qualité originale, de même que le repos; mais non pas à la matière seconde, telle qu'elle se trouve effectivement, revêtue de ses qualités dérivatives: car je crois qu'il n'y a point de masse qui soit de la dernière subtilité, et qu'il y a plus ou moins de liaison partout, laquelle vient des mouvements en tant qu'ils sont conspirants et doivent être troublés par la séparation, ce qui ne se peut faire sans quelque violence et résistance. Au reste, la nature de la perception et ensuite de la pensée fournit une notion des plus originales. Cependant je crois que la doctrine des unités substantielles ou monades l'éclaircira beaucoup.

PHILALÈTHE. Pour ce qui est de la cohésion, plusieurs l'expliquent par les surfaces par lesquelles deux corps se touchent, qu'un ambiant, par exemple l'air, presse l'une contre l'autre. Il est bien vrai que la pression (§ 24) d'un ambiant peut empêcher qu'on n'éloigne deux surfaces polies l'une de l'autre par une ligne qui leur soit perpendiculaire; mais elle ne saurait empêcher qu'on ne les sépare par un mouvement parallèle à ces surfaces. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas d'autre cause de la cohésion des corps, il serait aisé d'en séparer toutes les parties en les faisant ainsi glisser de côté, et prenant tel plan qu'on voudra qui coupât quelque masse de matière.

THEOPHILE. Oui sans doute, si toutes les parties plates appliquées l'une à l'autre étaient dans un même plan ou dans des plans parallèles; mais, cela n'étant point et ne pouvant être, il est manifeste qu'en tâchant de faire glisser les unes on agira tout autrement sur une infinité d'autres dont le plan fera angle au premier car il faut savoir qu'il y a de la peine à séparer les deux surfaces congruentes, non-seulement quand la direction du mou

vement de séparation est perpendiculaire, mais encore quand il est oblique aux surfaces. C'est ainsi qu'on peut juger qu'il y a des feuilles appliquées les unes aux autres en tout sens dans les corps polyèdres que la nature forme dans les minières et ailleurs. Cependant j'avoue que la pression de l'ambiant sur des surfaces plates appliquées les unes aux autres ne suffit pas pour expliquer le fond de toute la cohésion, car on y suppose tacitement que ces tables appliquées l'une contre l'autre ont déjà de la cohésion.

§ 27. PHILALÈTHE. J'avais cru que l'étendue du corps n'est autre chose que la cohésion des parties solides.

THEOPHILE. Cela ne me paraît point convenir avec vos propres explications précédentes. Il me semble qu'un corps, dans lequel il y a des mouvemeuts internes, ou dont les parties sont en action de se détacher les unes des autres (comme je crois que cela se fait toujours), ne laisse pas d'être étendu. Ainsi la notion de l'étendue me paraît toute différente de celle de la cohésion.

§ 28. PHILALÈTHE. Une autre idée que nous avons du corps, c'est la puissance de communiquer le mouvement par impulsion; et une autre que nous avons de l'âme, c'est la puissance de produire du mouvement par la pensée. L'expérience nous fournit chaque jour ces deux idées d'une manière évidente; mais si nous voulons rechercher plus avant comment cela se fait, nous nous trouvons également dans les ténèbres. Car à l'égard de la communication du mouvement, par où un corps perd autant de mouvement qu'un autre en reçoit, qui est le cas le plus ordinaire, nous ne concevons par là rien autre chose qu'un mouvement qui passe d'un corps; ce qui est, je crois, aussi obscur et aussi inconcevable que la manière dont notre esprit met en mouvement ou arrête notre corps par la pensée. Il est encore plus malaisé d'expliquer l'augmentation du mouvement par voie d'impulsion qu'on observe ou qu'on croit arriver en certaines rencontres.

cevable

THEOPHILE. Je ne m'étonne point si l'on trouve des difficultés insurmontables là où l'on semble supposer une chose aussi inconque le passage d'un accident d'un sujet à l'autre; mais je ne vois rien qui nous oblige à une supposition qui n'est guère moins étrange que celle des accidents sans sujet des scolastiques, qu'ils ont pourtant soin de n'attribuer qu'à l'action miraculeuse de la toute-puissance divine, au lieu qu'ici ce passage serait ordinaire.

J'en ai déjà dit quelque chose ci-dessus (chap. XXI, § 4), où j'ai remarqué aussi qu'il n'est point vrai que le corps perde autant de mouvement qu'il en donne à un autre; ce qu'on semble concevoir comme si le mouvement était quelque chose de substantiel, et ressemblait à du sel dissous dans de l'eau : ce qui est en effet la comparaison dont M. Rohaut, si je ne me trompe, s'est servi. J'ajoute ici que ce n'est pas même le cas le plus ordinaire, car j'ai démontré ailleurs que la même quantité de mouvement se conserve seulement lorsque les deux corps qui se choquent vont d'un même côté avant le choc et vont encore d'un même côté après le choc. Il est vrai que les véritables lois du mouvement sont dérivées d'une cause supérieure à la matière. Quant à la puissance de produire le mouvement par la pensée, je ne crois pas `que nous en ayons aucune idée, comme nous n'en avons aucune expérience. Les cartésiens avouent eux-mêmes que les âmes ne sauraient donner une force nouvelle à la matière, mais ils prétendent qu'elles lui donnent une nouvelle détermination ou direction de la force qu'elle a déjà. Pour moi, je soutiens que les âmes ne changent rien dans la force ni dans la direction des corps; que l'un serait aussi inconcevable et aussi déraisonnable que l'autre, et qu'il se faut servir de l'harmonie préétablie pour expliquer l'union de l'âme et du corps.

PHILALÈTHE. Ce n'est pas une chose indigne de notre recherche de voir si la puissance active est l'attribut propre des esprits, et la puissance passive celui des corps? D'où l'on pourrait conjecturer que les esprits créés, étant actifs et passifs, ne sont pas totalement séparés de la matière simplement passive; et que ces autres êtres, qui sont actifs et passifs tout ensemble, participent de l'un et de l'autre.

THÉOPHILE. Ces pensées me reviennent extrêmement et donnent tout à fait dans mon sens, pourvu qu'on explique le mot d'esprit si généralement qu'il comprenne toutes les âmes, ou plutôt (pour parler encore plus généralement) toutes les entéléchies ou unités substantielles qui ont de l'analogie avec les esprits.

§ 31. PHILALÈTHE. Je voudrais bien qu'on me montrât dans la notion que nous avons de l'esprit quelque chose de plus embrouillé ou qui approche plus de la contradiction que ce que renferme la notion même du corps; je veux parler de la divisibilité à l'infini.

THEOPHILE. Ce que vous dites encore ici pour faire voir que nous entendons la nature de l'esprit autant ou mieux que celle du corps, est très-vrai; et Fromondus, qui a fait un livre exprès De compositione continui, a eu raison de l'intituler Labyrinthe. Mais cela vient d'une fausse idée qu'on a de la nature corporelle aussi bien que de l'espace.

§ 33. PHILALÈTHE. L'idée de Dieu même nous vient comme les autres, l'idée complexe que nous avons de Dieu étant composée des idées simples que nous recevons de la réflexion et que nous étendons par celle que nous avons de l'infini.

THÉOPHILE. Je me rapporte là-dessus à ce que j'ai dit en plusieurs endroits pour faire voir que toutes ces idées, et particulièrement celle de Dieu, sont en nous originairement, et que nous ne faisons qu'y prendre garde, et que celle de l'infini surtout ne se forme point par une extension des idées finies.

§ 37. PHILALÈTHE. La plupart des idées simples qui composent nos idées complexes des substances ne sont, à les bien considérer, que des puissances, quelque penchant que nous ayons à les prendre pour des qualités positives.

THEOPHILE. Je pense que les puissances qui ne sont point essentielles à la substance, et qui renferment non pas une aptitude seulement, mais encore une certaine tendance, sont justement ce qu'on entend ou doit entendre par les qualités réelles.

CHAPITRE XXIV.

Des idées collectives des substances.

§ 1. PHILALÈTHE. Après les substances simples, venons aux agrégés. N'est-il point vrai que l'idée de cet amas d'hommes qui compose une armée est aussi bien une seule idée que celle d'un homme?

THEOPHILE. On a raison de dire que cet agrégé (ens per aggregationem, pour parler école) fait une seule idée, quoique, à proprement parler, cet amas de substances ne forme pas une substance véritablement. C'est un résultat à qui l'âme, par sa perception et par sa pensée, donne son dernier accomplissement d'unité. On peut pourtant dire en quelque façon que c'est quelque chose de substantiel, c'est-à-dire comprenant des substances.

CHAPITRE XXV.

De la relation.

§ 1. PHILALÈTHE. Il reste à considérer les idées des relations qui sont les plus minces en réalité. Lorsque l'esprit envisage une chose auprès d'une autre, c'est une relation ou rapport, et les dénominations ou termes relatifs qu'on en fait sont comme autant de marques qui servent à porter nos pensées au delà du sujet vers quelque chose qui en soit distinct, et ces deux sont appelées sujets de la relation (relata).

THEOPHILE. Les relations et les ordres ont quelque chose de l'être de raison, quoiqu'ils aient leur fondement dans les choses; car on peut dire que leur réalité, comme celle des vérités éternelles et des possibilités, vient de la suprême raison.

§ 5. PHILALÈTHE. Il peut y avoir pourtant un changement de relation sans qu'il arrive aucun changement dans le sujet. Titius, que je considère aujourd'hui comme père, cesse de l'être demain sans qu'il se fasse aucun changement en lui, par cela seul que son fils vient à mourir.

THEOPHILE. Cela se peut fort bien dire suivant les choses dont on s'aperçoit; quoique dans la rigueur métaphysique il soit vrai qu'il n'y a point de dénomination entièrement extérieure (denominatio purè extrinseca), à cause de la connexion réelle de toutes choses.

§ 6. PHILALÈTHE. Je pense que la relation n'est qu'entre deux choses.

THEOPHILE. Il y a pourtant des exemples d'une relation entre plusieurs choses à la fois, comme celle de l'ordre ou celle d'un arbre généalogique qui expriment le rang et la connexion de tous les termes ou suppôts; et même une figure comme celle d'un polygone renferme la relation de tous les côtés.

§ 8. PHILALÈTHE. Il est bon aussi de considérer que les idées des relations sont souvent plus claires que celles des choses qui sont les sujets de la relation. Ainsi la relation du père est plus claire que celle de l'homme.

THÉOPHILE. C'est parce que cette relation est si générale qu'elle peut convenir aussi à d'autres substances. D'ailleurs, comme un

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