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ces idées-là nous pourrions expliquer, si je ne me trompe, la nature des couleurs, des sons, des goûts, des odeurs et de toutes les autres idées que nous avons, si nos facultés étaient assez subtiles pour apercevoir les différents mouvements des petits corps qui produisent ces sensations.

THEOPHILE. A dire la vérité, je crois que ces idées, qu'on appelle ici originales et primitives, ne le sont pas entièrement pour la plupart, étant susceptibles à mon avis d'une résolution ultérieure; cependant je ne vous blâme point, monsieur, de vous y être borné et de n'avoir point poussé l'analyse plus loin. D'ailleurs, si c'est vrai que le nombre en pourrait être diminué par ce moyen, je crois qu'il pourrait être augmenté en y ajoutant d'autres idées plus originales ou autant. Pour ce qui est de leur arrangement, je croirais, suivant l'ordre de l'analyse, l'existence antérieure aux autres, le nombre à l'étendue, la durée à la motivité ou mobilité, quoique cet ordre analytique ne soit pas ordinairement celui des occasions qui nous y font penser. Les sens nous fournissent la matière aux réflexions, et nous ne penserions pas même à la pensée, si nous ne pensions à quelque autre chose, c'est-à-dire aux particularités que les sens fournissent. Et je suis persuadé que les âmes et les esprits créés ne sont jamais sans organes et jamais sans sensations, comme ils ne sauraient raisonner sans caractères. Ceux qui ont voulu soutenir une entière séparation et des manières de penser dans l'âme séparée, inexplicables par tout ce que nous connaissons, et éloignées non-seulement de nos présentes expériences, mais, ce qui est bien plus, de l'ordre général des choses, ont donné trop de prise aux prétendus esprits forts et ont rendu suspectes à bien des gens les plus belles et les plus grandes vérités, s'étant même privés par là de quelques bons moyens de 'les prouver que cet ordre nous fournit.

CHAPITRE XXII.

Des modes mixtes.

§ 1. PHILALĖTHE. Passons aux modes mixtes. Je les distingue des modes plus simples qui ne sont composés que d'idées simples de la même espèce. D'ailleurs les modes mixles sont certaines combinaisons d'idées simples, qu'on ne regarde pas comme des mar

ques caractéristiques d'aucun être réel qui ait une existence fixe, mais comme des idées détachées et indépendantes que l'esprit joint ensemble; et elles sont par là distinguées des idées complexes des substances.

THEOPHILE. Pour bien entendre ceci, il faut rappeler nos divisions précédentes. Selon vous les idées sont simples ou complexes. Les complexes sont ou des substances, ou des modes, ou des relations. Les modes sont ou simples (composés d'idées simples de la même espèce), ou mixtes. Ainsi, selon vous il y a des idées simples, des idées des modes tant simples que mixtes, des idées des substances et des idées des relations. On pourrait peut-être diviser les termes ou les objets des idées en abstraits et concrets; les abstraits en absolus et en ceux qui expriment les relations, les absolus en attributs et en modifications, les uns et les autres en simples et composés, les concrets en substances et en choses substantielles, composées ou résultantes des substances vraies et simples.

§ 2. PHILALÈTHE. L'esprit est purement passif à l'égard de ses idées simples, qu'il reçoit selon que la sensation et la réflexion les lui présentent. Mais il agit souvent par lui-même à l'égard des modes mixtes, car il peut combiner les idées simples en faisant des idées complexes, sans considérer si elles existent ainsi réunies dans la nature. C'est pourquoi on donne à ces sortes d'idées le nom de notions.

THEOPHILE. Mais la réflexion, qui fait penser aux idées simples, est souvent volontaire aussi, et, de plus, les combinaisons que la nature n'a point faites se peuvent faire en nous comme d'elles-mêmes dans les songes et les rêveries, par la seule mémoire, sans que l'esprit y agisse plus que dans les idées simples. Pour ce qui est du mot notion, plusieurs l'appliquent à toutes sortes d'idées ou conceptions, aux originales aussi bien qu'aux dérivées.

§ 4. PHILALÈTHE. La marque de plusieurs idées dans une seule combinée est le nom.

THEOPHILE. Cela s'entend si elles peuvent être combinées, en quoi on manque souvent.

PHILALÈTHE. Le crime de tuer un vieillard n'ayant point de nom comme le parricide, on ne regarde pas le premier comme une idée complexe.

THEOPHILE. La raison qui fait que le meurtre d'un vieillard n'a

point de nom est que, les lois n'y ayant point attaché une punition particulière, ce nom serait peu utile. Cependant les idées ne dépendent point des noms. Un auteur moraliste qui en inventerait un pour ce crime, et traiterait dans un chapitre exprès de la gérontophonie, montrant ce qu'on doit aux vieillards, et combien c'est une action barbare de ne les point épargner, ne nous donnerait point une nouvelle idée pour cela.

§ 6. PHILALÈTHE. Il est toujours vrai que les mœurs et les usages d'une nation faisant des combinaisons qui lui sont familières, cela fait que chaque langue a des termes particuliers, et qu'on ne saurait toujours faire des traductions mot à mot. Ainsi l'ostracisme parmi les Grecs et la proscription parmi les Romains étaient des mots que les autres langues ne peuvent exprimer par des mots équivalents. C'est pourquoi le changement des coutumes fait aussi de nouveaux mots.

THÉOPHILE. Le hasard y a aussi sa part, car les Français se servent des chevaux autant que d'autres peuples voisins; cependant, ayant abandonné leur vieux mot qui répondait au cavalcar des Italiens, ils sont réduits à dire par périphrase: aller à cheval.

§ 9. PHILALÈTHE. Nous acquérons les idées des modes mixtes par l'observation, comme lorsqu'on voit lutter deux hommes; nous les acquérons aussi par invention (ou assemblage volontaire d'idées simples) ainsi celui qui inventa l'imprimerie en avait l'idée avant que cet art existât. Nous les acquérons enfin par l'explication des termes affectés aux actions qu'on n'a jamais vues.

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THEOPHILE. On peut encore les acquérir en songeant ou rêvant, sans que la combinaison soit volontaire; par exemple, quand on voit en songe des palais d'or sans y avoir pensé auparavant.

§ 10. PHILALÈTHE. Les idées simples qui ont été le plus modifiées sont celles de la pensée, du mouvement et de la puissance, d'où l'on conçoit que les actions découlent, car la grande affaire du genre humain consiste dans l'action. Toutes les actions sont pensées ou mouvements. La puissance ou l'aptitude de faire une chose qui se trouve dans un homme constitue l'idée que nous nommons habitude, lorsqu'on a acquis cette puissance en faisant souvent la même chose; et quand on peut la réduire en acte à chaque occasion qui se présente, nous l'appelons disposition. Ainsi la tendresse est une disposition à l'amitié ou à l'amour.

THEOPHILE. Par tendresse, vous entendez, je crois, ici le cœur tendre; mais ailleurs il me semble qu'on considère la tendresse comme une qualité qu'on a en aimant, qui rend l'amant fort sensible aux biens et aux maux de l'objet aimé; c'est à quoi me paraît aller la carte du Tendre dans l'excellent roman de la Clélie. Et comme les personnes charitables aiment leur prochain avec quelque degré de tendresse, elles sont sensibles aux biens et aux maux d'autrui; et généralement ceux qui ont le cœur tendre ont quelque disposition à aimer avec tendresse.

PHILALÈTHE. La hardiesse est la puissance de faire ou de dire devant les autres ce qu'on veut, sans se décontenancer; confiance qui, par rapport à cette dernière partie qui regarde le discours, avait un nom particulier parmi les Grecs.

THEOPHILE. On ferait bien d'affecter un mot à cette notion qu'on attribue ici à celui de hardiesse, mais qu'on emploie souvent tout autrement: comme lorsqu'on disait Charles le Hardi. N'être point. décontenancé, c'est une force d'esprit, mais dont les méchants. abusent quand ils sont devenus jusqu'à l'impudence: comme la honte est une faiblesse, mais qui est excusable et même louable dans certaines circonstances. Quant à la parrhésie, que vous entendez peut-être par le mot grec, on l'attribue encore aux écrivains qui disent la vérité sans crainte, quoique alors, ne parlant pas devant les gens, ils n'aient point sujet d'être décontenancés. $11. PHILALÈTHE. Comme la puissance est la source d'où procèdent toutes les actions, on donne le nom de cause aux substances où ces puissances résident lorsqu'elles réduisent leur puissance en acte; et on nomme effets les substances produites par ce moyen, ous plutôt les idées simples (c'est-à-dire les objets des idées simples) qui par l'exercice de la puissance sont introduites dans un sujet. Ainsi l'efficace, par laquelle une nouvelle substance ou idée (qualité) est produite, est nommée action dans le sujet qui exerce ce pouvoir, et on la nomme passion dans le sujet où quelque idée (qualité) sim-ple est altérée ou produite.

THEOPHILE. Si la puissance est prise pour la source de l'action, elle dit quelque chose de plus qu'une aptitude ou facilité par laquelle on a expliqué la puissance dans le chapitre précédent; car elle renferme encore la tendance, comme j'ai déjà remarqué plus d'une fois. C'est pourquoi dans ce sens j'ai coutume de lui affecter

le terme d'entéléchie, qui est ou primitive et répond à l'âme prise pour quelque chose d'abstrait, ou dérivative, telle qu'on conçoit dans le conatus et dans la vigueur et l'impétuosité. Le terme de cause n'est entendu ici que de la cause efficiente; mais on l'entend encore de la finale ou du motif, pour ne point parler ici de la matière et de la forme, qu'on appelle encore causes dans les écoles. Je ne sais si l'on peut dire que le même être est appelé action dans l'agent et passion dans le patient, et se trouve ainsi en deux sujets à la fois comme le rapport, et s'il ne vaut mieux de dire que ce sont deux êtres, l'un dans l'agent, l'autre dans le patient.

PHILALÈTHE. Plusieurs mots qui semblent exprimer quelque action ne signifient que la cause et l'effet; comme la création et l'annihilation ne renferment aucune idée de l'action ou de la manière, mais simplement de la cause et de la chose qui est produite.

THEOPHILE. J'avoue qu'en pensant à la création, on ne conçoit point une manière d'agir, capable de quelque détail, qui ne saurait même y avoir lieu; mais, puisqu'on exprime quelque chose de plus que Dieu et le monde (car on pense que Dieu est la cause et le monde l'effet, ou bien que Dieu a produit le monde), il est manifeste qu'on pense encore à l'action.

CHAPITRE XXIII.

De nos idées complexes des substances.

§ 1. PHILALÈTHE. L'esprit remarque qu'un certain nombre d'idées simples vont constamment ensemble, qui, étant regardées comme appartenant à une seule chose, sont désignées par un seul nom lorsqu'elles sont ainsi réunies en un seul sujet... De là vient que, quoique ce soit véritablement un amas de plusieurs idées jointes ensemble, dans la suite nous sommes portés par inadvertance à en parler comme d'une seule idée simple.

THEOPHILE. Je ne vois rien dans les expressions reçues qui mérite d'être taxé d'inadvertance; et quoiqu'on reconnaisse un seul sujet et une seule idée, on ne reconnaît pas une seule idée simple.

PHILALETHE. Ne pouvant imaginer comment ces idées simples

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