Page images
PDF
EPUB

à peu près. Aussi ne pourrons-nous point dire qu'une mesure de l'espace, comme par exemple une aune, qu'on garde en bois ou en métal, demeure parfaitement la même.

§ 22. PHILALÈTHE. Or, puisque tous les hommes mesurent visiblement le temps par le mouvement des corps célestes, il est bien étrange qu'on ne laisse pas de définir le temps la mesure du mouvement.

THÉOPHILE. Je viens de dire (§ 16) comment cela se doit entendre. Il est vrai qu'Aristote dit que le temps est le nombre et non pas la mesure du mouvement. Et en effet on peut dire que la durée se connaît par le nombre des mouvements périodiques égaux, dont l'un commence quand l'autre finit; par exemple, par tant de révolutions de la terre et des astres.

$ 24. PHILALÈTHE. Cependant on anticipe sur ces révolutions; et dire qu'Abraham naquit l'an 2712 de la période Julienne, c'est parler aussi intelligiblement que si l'on comptait du commen. cement du monde, quoiqu'on suppose que la période Julienne a commencé plusieurs centaines d'années avant qu'il y eût des jours, des nuits ou des années désignées par aucune révolution du soleil.

THÉOPHILE. Ce vide qu'on ne peut concevoir dans le temps marque, comme celui de l'espace, que le temps et l'espace vont aussi bien aux possibles qu'aux existants. Au reste, de toutes les manières chronologiques, celle de compter les années depuis le commencement du monde est la moins convenable, quand ce ne serait qu'à cause de la grande différence qu'il y a entre les 70 interprètes et le texte hébreu, sans toucher à d'autres raisons.

§ 26. PHILALÈTHE. On peut concevoir le commencement du mouvement, quoiqu'on ne puisse point comprendre celui de la durée prise dans toute son étendue. On peut de même donner des bornes au corps, mais on ne le saurait faire à l'égard de l'espace.

THÉOPHILE. C'est comme je viens de dire, que le temps et l'espace marquent des possibilités au delà de la supposition des existences. Le temps et l'espace sont de la nature des vérités éternelles qui regardent également le possible et l'existant.

§ 27. PHILALÈTHE. En effet l'idée du temps et celle de l'éternité viennent d'une même source, car nous pouvons ajouter dans notro

esprit certaines longueurs de durée, les unes aux autres, aussi souvent qu'il nous plaît.

THÉOPHILE. Mais, pour en tirer la notion de l'éternité, il faut concevoir de plus que la même raison subsiste toujours pour aller plus loin. C'est cette considération des raisons qui achève la notion de l'infini ou de l'indéfini dans les progrès possibles. Ainsi les sens seuls ne sauraient suffire à faire former ces notions. Et, dans le fond, on peut dire que l'idée de l'absolu est antérieure, dans la nature des choses, à celle des bornes qu'on ajoute. Mais nous ne remarquons la première qu'en commençant par ce qui est borné et qui frappe nos sens.

CHAPITRE XV.

De la durée et de l'expansion considérées ensemble.

§ 4. PHILALÈTHE. On admet plus aisément une durée infinie du temps qu'une expansion infinie du lieu, parce que nous concevons une durée infinie en Dieu, et que nous n'attribuons l'étendue qu'à la matière qui est finie, et appelons les espaces au delà de l'univers imaginaires. Mais (§ 2) Salomon semble avoir d'autres pensées lorsqu'il dit en parlant de Dieu : Les cieux et les cieux des cieux ne peuvent te contenir; et je crois pour moi que celui-là se fait une trop haute idée de la capacité de son propre entendement qui se figure de pouvoir étendre ses pensées plus loin que le lieu où Dieu

existe.

THEOPHILE. Si Dieu était étendu, il aurait des parties, mais la durée n'en donne qu'à ses opérations. Cependant, par rapport à l'espace, il faut lui attribuer l'immensité, qui donne aussi des parties et de l'ordre aux opérations immédiates de Dieu. Il est la source des possibilités comme des existences, des unes par son essence, des autres par sa volonté. Ainsi l'espace comme le temps n'ont leur réalité que de lui, et il peut remplir le vide quand bon lui semble. C'est ainsi qu'il est partout à cet égard.

§ 11. PHILALÈTHE. Nous ne savons quels rapports les esprits ont avec l'espace, ni comment ils y participent; mais nous savons qu'ils participent de la durée.

THEOPHILE. Tous les esprits finis sont toujours joints à quelque corps organique, et ils se représentent les autres corps par rapport

au leur. Ainsi leur rapport à l'espace est aussi manifeste que celui des corps. Au reste, avant que de quitter cette matière, j'ajouterai une comparaison du temps et du lieu à celles que vous avez données; c'est que s'il y avait un vide dans l'espace (comme par exemple si une sphère était vide au dedans), on en pourrait déterminer la grandeur; mais s'il y avait dans le temps un vide, c'est-à-dire une durée sans changements, il serait impossible d'en déterminer la longueur. D'où vient qu'on peut réfuter celui qui dirait que deux corps entre lesquels il y a du vide se touchent; car deux pôles opposés d'une sphère vide ne se sauraient toucher, la géométrie le défend; mais on ne pourrait point réfuter celui qui dirait que deux mondes dont l'un est après l'autre se touchent quant à la durée, en sorte que l'un commence nécessairement quand l'autre finit, sans qu'il y puisse avoir d'intervalle. On ne pourrait point le réfuter, dis-je, parce que cet intervalle est indéterminable. Si l'espace n'était qu'une ligne et si le corps était immobile, il ne serait point possible non plus de déterminer la longueur du vide entre deux corps.

CHAPITRE XVI.

Du nombre.

§ 4. PHILALÈTHE. Dans les nombres les idées sont et plus précises et plus propres à être distinguées les unes des autres que dans l'étendue, où on ne peut point observer ou mesurer chaque égalité et chaque excès de grandeur aussi aisément que dans les nombres, par la raison que dans l'espace nous ne saurions arriver par la pensée à une certaine petitesse déterminée au delà de laquelle nous ne puissions aller, telle qu'est l'unité dans le nombre.

THEOPHILE. Cela se doit entendre du nombre entier, car autrement le nombre, dans sa latitude, comprenant le sourd, le rompu et le transcendant, et tout ce qui se peut prendre entre deux nombres entiers, est proportionnel à la ligne, et il y a là aussi peu de minimum que dans le continu. Aussi cette définition, que le nombre est une multitude d'unités, n'a lieu que dans les entiers. La distinction précise des idées dans l'étendue ne consiste pas dans la grandeur, car pour reconnaître distinctement la grandeur il faut recourir aux nombres entiers, ou aux autres connus par le moyen

des entiers; ainsi de la quantité continue il faut recourir à la quantité discrète pour avoir une connaissance distincte de la grandeur. Ainsi les modifications de l'étendue, lorsqu'on ne se sert point des nombres, ne peuvent être distinguées que par la figure, prenant ce mot si généralement, qu'il signifie tout ce qui fait que deux étendus ne sont pas semblables l'un à l'autre.

§ 5. PHILALÈTHE. En répétant l'idée de l'unité et la joignant à une autre unité, nous en faisons une idée collective que nous nommons deux; et quiconque peut faire cela et avancer toujours l'un de plus à la dernière idée collective à laquelle il donne un nom particulier, peut compter tant qu'il a une suite de noms et assez de mémoire pour la retenir.

THEOPHILE. Par cette manière seule on ne saurait aller loin. Car la mémoire serait trop chargée s'il fallait retenir un nom tout à fait nouveau pour chaque addition d'une nouvelle unité. C'est pourquoi il faut un certain ordre et certaine réplication dans ces noms, en recommençant suivant une certaine progression.

PHILALETHE. Les différents modes des nombres ne sont capables d'aucune autre différence que du plus ou du moins, c'est pourquoi ce sont des modes simples comme ceux de l'étendue.

THEOPHILE. Cela se peut dire du temps, de la ligne droite, mais nullement des figures, et encore moins des nombres, qui sont nonseulement différents en grandeur, mais encore dissemblables. Un nombre pair peut être partagé en deux également, et non pas un impair. Trois et six sont nombres triangulaires, quatre et neuf sont carrés, huit est cube, etc., et cela a lieu dans les nombres encore plus que dans les figures, car deux figures inégales peuvent être parfaitement semblables l'une à l'autre, mais jamais deux nombres. Mais je ne m'étonne pas qu'on se trompe souvent là-dessus, parce que communément on n'a pas d'idée distincte de ce qui est semblable ou dissemblable. Vous voyez donc, monsieur, que votre idée ou votre application des modifications simples ou mixtes a grand besoin d'être redressée.

$ 6. PHILALÈTHE. Vous avez raison de remarquer qu'il est bon de donner aux nombres des noms propres à être retenus. Ainsi je crois qu'il serait convenable qu'en comptant, au lieu de million de millions, on dit billion, pour abréger, et qu'au lieu de million de millions de millions, ou millions de billions, on dît trillion,

et ainsi de suite jusqu'aux nonillions, car on n'a guère besoin d'aller plus loin dans l'usage des nombres.

12

THEOPHILE. Ces dénominations sont assez bonnes. Soit X égal à 10. Cela posé, un million sera X6, un billion X12, un trillion X18, etc., et un nonillion X54.

CHAPITRE XVII.

De l'infinité.

§ 1. PHILALÈTHE. Une notion des plus importantes est celle du fini et de l'infini, qui sont regardés comme des modes de la quantité.

THEOPHILE. A proprement parler, il est vrai qu'il y a une infinité de choses, c'est-à-dire qu'il y en a toujours plus qu'on n'en peut assigner. Mais il n'y a point de nombre infini, ni de ligne ou autre quantité infinie, si on les prend pour des touts véritables, comme il est aisé de le démontrer. Les écoles ont voulu ou dû dire cela en admettant un infini syncatégorématique, comme elles parlent, et non pas l'infini catégorématique. Le vrai infini, à la rigueur, n'est que dans l'absolu, qui est antérieur à toute composition et n'est point formé par l'addition des parties.

PHILALÈTHE. Lorsque nous appliquons notre idée de l'infini au premier être, nous le faisons originairement par rapport à sa durée et à son ubiquité, et plus figurément à l'égard de sa puissance, de sa sagesse, de sa bonté et de ses autres attributs.

THEOPHILE. Non pas plus figurément, mais moins immédiatement, parce que les autres attributs font connaître leur grandeur par le rapport à ceux où entre la considération des parties.

§ 2. PHILALÈTHE. Je pensais qu'il était établi que l'esprit regarde le fini et l'infini comme des modifications de l'étendue et de la durée.

THÉOPHILE. Je ne trouve pas qu'on ait établi cela; la considération du fini et de l'infini a lieu partout où il y a de la grandeur et de la multitude. Et l'infini véritable n'est pas une modification, c'est l'absolu; au contraire, dès qu'on modifie, on se borne ou forme un fini.

§ 1. PHILALÈTHE. Nous avons cru que la puissance qu'a l'esprit

« PreviousContinue »