Page images
PDF
EPUB

rait dans une hutte proche du château, hors de la ville, qui était né sourd et muet et qui portait des lettres et autres choses à la ville, et trouvait les maisons suivant quelques signes que des personnes accoutumées à l'employer lui faisaient. Enfin le pauvre devint encore aveugle, et ne laissa pas de rendre quelque service et de porter des lettres en ville sur ce qu'on lui marquait par l'attouchement. Il avait une planche dans sa hutte, laquelle, allant depuis la porte jusqu'à l'endroit où il avait les pieds, lui faisait connaître, par le mouvement qu'elle recevait, si quelqu'un entrait chez lui. Les hommes sont bien négligents de ne prendre pas une exacte connaissance des manières de penser de telles personnes. S'il ne vit plus, il y a apparence que quelqu'un sur les lieux en pourrait encore donner quelque information et nous faire entendre comment on lui marquait les choses qu'il devait exécuter. Mais pour revenir à ce que l'aveugle-né, qui commence à voir, jugerait d'un globe et d'un cube en les voyant sans les toucher, je réponds qu'il les discernera comme je viens de dire, si quelqu'un l'avertit que l'une ou l'autre des apparences ou perceptions qu'il en aura appartient au cube et au globe; mais, sans cette instruction préalable, j'avoue qu'il ne s'avisera pas d'abord de penser que ces espèces de peintures qu'il s'en fera dans le fond de ses yeux, et qui pourraient venir d'une plate peinture sur la table, représentent des corps, jusqu'à ce que l'attouchement l'en aura convaincu, ou qu'à force de raisonner sur les rayons suivant l'optique, il aura compris par les lumières et les ombres qu'il y a une chose qui arrête ces rayons, et que ce doit être justement ce qui lui résiste dans l'attouchement à quoi il parviendra enfin quand il verra rouler ce globe et ce cube, et changer d'ombres et d'apparences suivant le mouvement, même quand, ces deux corps demeurant en repos, la lumière qui les éclaire changera de place, ou que ses yeux changeront de situation. Car ce sont à peu près les moyens que nous avons de discerner de loin un tableau ou une perspective qui représente un corps d'avec le corps véritable.

:

ou

§ 11. PHILALÈTHE. Venons à la perception en général. Elle distingue les animaux des êtres inférieurs.

THÉOPHILE. J'ai du penchant à croire qu'il y a quelque perception et appétition encore dans les plantes, à cause de la grande analogie qu'il y a entre les plantes et les animaux; et s'il y a une

âme végétable, comme c'est l'opinion commune, il faut qu'elle ait de la perception. Cependant je ne laisse pas d'attribuer au mécanisme tout ce qui se fait dans les corps des plantes et des animaux, excepté leur première formation. Ainsi, je demeure d'accord que le mouvement de la plante qu'on appelle sensitive vient du mécanisme, et je n'approuve point qu'on ait recours à l'âme lorsqu'il s'agit d'expliquer le détail des phénomènes des plantes et des ani

maux.

§ 14. PHILALÈTHE. Je ne saurais m'empêcher de croire, moimême, que, dans ces sortes d'animaux, qui sont comme les huîtres et les moules, il n'y ait quelque faible perception; car des sensations vives ne feraient qu'incommoder un animal qui est contraint de demeurer toujours dans le lieu où le hasard l'a placé, où il est arrosé d'eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu'elle vient à lui.

THEOPHILE. Fort bien, et je crois qu'on en peut dire autant des plantes; mais, quant à l'homme, ses perceptions sont accompagnées de la puissance de réfléchir, qui passe à l'acte lorsqu'il y a de quoi. Mais, lorsqu'il est réduit à un état où il est comme dans une léthargie et presque sans sentiment, la réflexion et l'aperception cessent, et on ne pense point à des vérités universelles. Cependant les facultés et les dispositions innées et acquises, et même les impressions qu'on reçoit dans cet état de confusion, ne cessent point pour cela et ne sont point effacées, quoiqu'on les oublie; elles auront même leur tour pour contribuer un jour à quelque effet notable; car rien n'est inutile dans la nature, toute confusion se doit développer; les animaux mêmes, parvenus à un état de stupidité, doivent retourner un jour à des perceptions plus relevées; et puisque les substances simples durent toujours, il ne faut point juger de l'éternité par quelques années.

CHAPITRE X.

De la rétention.

§ 1, 2. PHILALÈTHE. L'autre faculté de l'esprit, par laquelle il avance plus vers la connaissance des choses que par la simple perception, c'est ce que je nomme rétention, qui conserve les connais

sances reçues par les sens ou par la réflexion. La rétention se fait en deux manières en conservant actuellement l'idée présente, ce que j'appelle contemplation, et en gardant la puissance de les ramener devant l'esprit, et c'est ce qu'on appelle mémoire.

THEOPHILE. On retient aussi et on contemple les connaissances innées, et bien souvent on ne saurait distinguer l'inné de l'acquis. Il y a aussi une perception des images, ou qui sont déjà depuis quelque temps, ou qui se forment de nouveau en nous.

§ 2. PHILALÈTHE. Mais on croit chez nous que ces images ou idées cessent d'être quelque chose dès qu'elles ne sont point actuellement aperçues, et que dire qu'il y a des idées de réserve dans la mémoire, cela ne signifie dans le fond autre chose si ce n'est que l'âme a, en plusieurs rencontres, la puissance de réveiller les perceptions qu'elle a déjà eues, avec un sentiment qui la puisse convaincre en même temps qu'elle a eu auparavant ces sortes de perceptions.

THEOPHILE. Si les idées n'étaient que les formes ou façons des pensées, elles cesseraient avec elles; mais vous-même avez reconnu, monsieur, qu'elles en sont les objets internes, et de cette manière elles peuvent subsister; et je m'étonne que vous vous puissiez toujours payer de ces puissances ou facultés nues, que vous rejetteriez apparemment dans les philosophes de l'école. Il faudrait expliquer un peu plus distinctement en quoi consiste cette faculté et comment elle s'exerce, et cela ferait connaître qu'il y a des dispositions qui sont des restes des impressions passées dans l'âme aussi bien que dans le corps, mais dont on ne s'aperçoit que lorsque la mémoire en trouve quelque occasion. Et si rien ne restait des pensées passées aussitôt qu'on n'y pense plus, il ne serait point possible d'expliquer comment on en peut garder le souvenir; et recourir pour cela à cette faculté nue, c'est ne rien dire d'intelligible.

CHAPITRE XI.

De la faculté de discerner les idées.

§ 1. PHILALÈTHE. Du discernement des idées dépend l'évidence et la certitude de plusieurs propositions qui passent pour des vérités innées.

THEOPHILE. J'avoue que pour penser à ces vérités innées et pour les démêler il faut du discernement, mais pour cela elles ne cessent point d'être innées.

§ 2. PHILALÈTHE. Or la vivacité de l'esprit consiste à rappeler promptement les idées; mais il y a du jugement à se les représenter nettement et à les distinguer exactement.

THEOPHILE. Peut-être que l'un et l'autre est vivacité d'imagination, et que le jugement consiste dans l'examen des propositions suivant la raison.

PHILALÈTHE. Je ne suis point éloigné de cette distinction de l'esprit et du jugement. Et quelquefois il y a du jugement à ne le point employer trop. Par exemple, c'est choquer en quelque manière certaines pensées spirituelles que de les examiner par les règles sévères de la vérité et du bon raisonnement.

THEOPHILE. Cette remarque est bonne. Il faut que des pensées spirituelles aient quelque fondement au moins apparent dans la raison; mais il ne faut point les éplucher avec trop de scrupule, comme il ne faut point regarder un tableau de trop près. C'est en quoi il me semble que le P. Bouhours manque plus d'une fois dans sa Manière de bien penser dans les ouvrages d'esprit, comme lorsqu'il méprise cette saillie de Lucain: Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.

§ 4. PHILALÈTHE. Une autre opération de l'esprit, à l'égard de ses idées, c'est la comparaison qu'il fait d'une idée avec l'autre par rapport à l'étendue, aux degrés, au temps, au lieu ou à quelque autre circonstance; c'est de là que dépend ce grand nombre d'idées qui sont comprises sous le nom de relation.

THEOPHILE. Selon mon sens, la relation est plus générale que la comparaison. Car les relations sont ou de comparaison ou de concours. Les premières regardent la convenance ou disconvenance (je prends ces termes dans un sens moins étendu), qui comprend la ressemblance, l'égalité, l'inégalité, etc. Les secondes renferment quelque liaison, comme de la cause et de l'effet, du tout et des parties, de la situation et de l'ordre, etc.

§ 6. PHILALÈTHE. La composition des idées simples, pour en faire de complexes, est encore une opération de notre esprit. On peut rapporter à cela la faculté d'étendre les idées, en joignant en

semble celles qui sont d'une même espèce, comme en formant une douzaine de plusieurs unités.

THEOPHILE. L'une est aussi bien composée que l'autre, sans doute; mais la composition des idées semblables est plus simple que celle des idées différentes.

§ 7. PHILALÈTHE. Une chienne nourrira de petits renards, badinera avec eux et aura pour eux la même passion que pour ses petits, si l'on peut faire en sorte que les renardeaux la tettent tout autant qu'il faut pour que le lait se répande par tout leur corps. Et il ne paraît pas que les animaux qui ont quantité de petits à la fois aient aucune connaissance de leur nombre.

THEOPHILE. Mais l'amour des animaux vient d'un agrément qui est augmenté par l'accoutumance. Mais, quant à la multitude précise, les hommes même ne sauraient connaître les nombres des choses que par quelque adresse, comme en se servant des noms numéraux pour compter, ou des dispositions en figures, qui fassent connaître d'abord sans compter s'il manque quelque chose.

§ 10. PHILALÈTHE. Les bêtes ne forment point non plus des abstractions.

THEOPHILE. Je suis du même sentiment. Elles connaissent apparemment la blancheur, et la remarquent dans la craie comme dans la neige; mais ce n'est pas encore abstraction, car elle demande une considération du commun séparé du particulier, et par conséquent il y entre la connaissance des vérités universelles, qui n'est point donnée aux bêtes. On remarque fort bien aussi que les bêtes qui parlent ne se servent point de paroles pour exprimer les idées générales, et que les hommes privés de l'usage de la parole et des mots ne laissent pas de se faire d'autres signes généraux. Et je suis ravi de vous voir si bien remarquer ici et ailleurs les avantages de la nature humaine.

de

pures

$11. PHILALÈTHE. Si les bêtes ont quelques idées et ne sont pas machines, comme quelques-uns le prétendent, nous ne saurions nier qu'elles n'aient la raison dans un certain degré. Et, pour moi, il me paraît aussi évident qu'elles raisonnent qu'il me paraît qu'elles ont du sentiment. Mais c'est seulement sur les idées particulières qu'elles raisonnent, selon que leurs sens les leur repré

sentent.

THEOPHILE. Les bêtes passent d'une imagination à une autre

« PreviousContinue »