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que de pareilles idées, la réponse à la question de leur origine est très-simple les idées factices se composent d'idées adventices, et celles-ci entrent chez nous par les sens; donc, de près ou de loin, toutes les idées viennent des sens : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu ; voilà l'empirisme.

Mais l'esprit conçoit d'autres idées qui autorisent et appellent même une réponse toute différente. La conception de l'infini et du parfait en est un exemple; les axiomes de spéculation ou de morale en sont un autre. Leur caractère est la généralité absolue, l'universalité; car, au lieu que les maximes de l'expérience sont toujours bornées et sujettes à être démenties, les principes de cet ordre sont vrais sans restriction, et ne souffrent aucune exception ni réelle ni possible. Or le fini, seul objet de l'expérience, ne donne, quand on l'ajoute à lui-même, que l'indéfini; il ne donne pas l'infini. Accumulez les expériences, assemblez-en une innombrable multitude, vous obtiendrez par l'addition une généralité très-étendue, qui ne sera pas plus l'universalité que l'indéfini n'est l'infini. Donc ces nouvelles notions ne nous viennent pas du dehors, où nous ne pénétrons d'ailleurs que par leur secours et à leur lumière; quand l'expérience arrive, elle les trouve dans l'esprit; elle les suscite peut-être, mais elle ne les fait ni ne les constitue en aucune façon. Il faut donc que l'esprit les contienne en lui, virtuellement, implicitement, sans conscience peut-être, mais telles que, lorsque l'esprit les trouve, il les tire de lui-même, les prend de son fonds, et pour ainsi dire de chez soi. Elles sont naturelles à l'esprit humain, et c'est la dot qu'il apporte en ce monde. Nées en nous, on les appellera innées (natæ intus, in nobis): cela ne signifie pas que nous les concevions dès la naissance ou auparavant; mais simplement, que quand nous les concevrons, si jamais nous les concevons, ce sera sans sortir de nous-mêmes. Quelquesunes, les idées morales par exemple, se montrent asséz tard; il y en a même auxquelles la plupart des hommes ne s'élèvent jamais; telles sont les règles des sciences mathématiques, et les théorèmes les plus éloignés de l'arithmétique et de la géométrie. N'importe :

elles sont innées, celles-là parce que la moralité des actions humaines n'est appréciée que par leur conformité ou par leur contradiction avec une règle conçue intérieurement et écrite en nos âmes; celles-ci parce qu'elles s'appuient toutes, depuis la première jusqu'à la dernière, sur le seul fondement des principes et des vérités internes, et que l'esprit se les démontre à lui-même en lui, les yeux clos, les oreilles bouchées, sans jamais prendre conseil de l'expérience. L'innéité ne marque pas l'âge des idées; elle signifie le lieu où elles naissent, et leur mode d'acquisition, en sorte qu'apprenant à cinquante ans la proposition du carré de l'hypoténuse, j'acquiers une idée innée. C'est à l'esprit qu'appartient l'initiative de cette acquisition; il n'est donc pas simplement une capacité qui reçoit, mais aussi une virtualité qui se développe. A l'époque de la naissance, il n'est pas table rase: ce n'est pas un bloc de marbre uni, que l'expérience façonne selon ses hasards; dans l'intérieur du bloc, il se cache des veines qui dessinent d'avance la statue et que le travail de l'expérience ne fait que mettre au jour.

Platon exposait en poëte ces incontestables vérités; l'allégorie de la caverne, dans le Dialogue de la république, et la théorie de la réminiscence, où Leibniz trouve quelque chose de solide, ne cachent pas, en effet, une autre pensée. Descartes, dans les Méditations, l'exprimait à sa manière, et l'exemple qu'il alléguait, c'était l'idée de Dieu, l'idée de l'infini et du parfait : « Dieu, disait-il, l'a >> imprimée en moi, comme le sceau de l'ouvrier sur son ou» vrage. » Pressé d'objections sur ce point de sa doctrine, il avait fini par répondre : « Lorsque je dis que quelque idée est née avec >> nous ou empreinte naturellement dans nos âmes, je n'entends » pas qu'elle se présente toujours à notre pensée, mais j'entends » seulement que nous avons en nous-mêmes la faculté de la pro>> duire 1. » Dans ces paroles on crut entendre un désaveu; Descartes, cependant, n'y désavoue rien; il s'explique et s'exprime mieux; la différence signifiée par adventices et innées, il la maintient et la marque davantage; car cette différence est et a toujours

Réponses aux Objections de Hobbes, contre les Méditations.

été celle d'une capacité réceptive à une faculté productive. Malebranche, retournant vers Platon, transformait la théorie de l'innéité en l'hypothèse de la vision en Dieu, et attribuait à l'âme dans la vie actuelle cette contemplation de l'intelligible en Dieu que Platon lui accordait dans une vie antérieure et lui promettait pour la vie future.

Tous ces systèmes, qui sont autant d'expressions de la théorie des idées innées, ont subi, chacun en leur temps, la critique de l'empirisme; et, sur ce point, le plus illustre, mais non pas le seul adversaire de Descartes, c'est Locke. Il a consacré tout le premier livre de ses Essais à détruire cette soi-disant chimère de l'innéité, et les arguments qu'il y emploie sont à peu près les suivants. D'abord, on peut expliquer toutes les idées qui sont dans l'esprit sans supposer de principes innés. Ensuite, l'uniformité qu'on donne. comme preuve de l'innéité ne prouve rien; une idée acquise par un sens que tous les hommes possèdent est uniformément répandue, et cependant acquise. Surtout il y a contradiction à dire que certaines vérités sont imprimées dans l'entendement, que l'entendement n'aperçoit pas; une idée qui n'est pas aperçue, ce n'est pas une idée, ce n'est rien. Puis, si les idées sont innées, nous n'apprenons jamais rien de nouveau. Enfin, ces idées que l'on prétend innées ne diffèrent pas des autres; l'esprit est seulement capable de les connaître, comme il est capable de connaître les qualités des corps.

La question en était à ce point, quand est survenu Leibniz, qui, démêlant l'équivoque des termes dont l'ambiguïté entretenait la querelle, leur restitue leur véritable sens, approuve Platon en l'interprétant, explique Malebranche en le rectifiant, et enfin fait luire la lumière dans ces ténèbres et termine tout ce long débat. L'uniformité, répond-il à Locke, n'est pas une preuve, mais une simple présomption en faveur de l'innéité : il pourrait se rencontrer des préjugés partout répandus. La preuve décisive, c'est l'univer

1 Voy. Meditat. de cognit. verit. et ideis, p. 81, ed. Erdm.; Remarques sur le sentiment de Malebranche, p. 482, ibid. ; et Examen des principes de Malebranche, p. 697, ibid.

salité des principes; celle-là, rien ne la peut ébranler, parce qu'il n'y a aucun moyen de faire sortir ni le nécessaire du contingent, ni l'universel du particulier. Comme d'ailleurs il suffit, pour qu'une idée soit innée, que sa source soit en nous, et que cela seul qu'elle peut être tirée de nous-mêmes fait son innéité, il n'est pas absurde de dire qu'une idée dont nous ne nous apercevons pas nous est innée; toute l'arithmétique, toute la géométrie sont innées à l'entendement, et cependant il y a des gens qui en ignorent et n'en connaîtront jamais les règles. Partant, c'est apprendre du nouveau que démêler en soi une idée innée dont l'empreinte s'est effacée par notre négligence, ou dont nous possédons seulement le principe générateur, avec la puissance, mais virtuelle, de l'en déduire. Enfin la prédisposition à recevoir une idée ne peut être légitimement confondue avec le pouvoir de l'exprimer de soi-même. La théorie propre de Leibniz est déjà contenue dans ces réponses et c'est cette théorie, qui est selon nous le dernier mot de la philosophie moderne sur la question de l'origine des idées, que nous venons tout à l'heure d'exposer brièvement.

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Jusqu'ici nous n'avons vu dans Leibniz que le disciple et le continuateur de Descartes il est cartésien par la méthode, c'està-dire par ce qui fait, en philosophie, le véritable lien et l'unité d'une école. Mais, dès qu'il s'agit d'appliquer la méthode et de faire servir ses principes à l'explication des choses, il se sépare de Descartes; et nous l'allons voir, au nom de cette même méthode, qu'il a héritée de lui, condamner la doctrine qu'elle a produite entre ses mains; à la lumière de ces mêmes principes, qu'il a reçus de son maître, entreprendre la ruine et la réforme de leurs conséquences, et fonder enfin, en son nom propre, une doctrine nouvelle et supérieure, partie du même esprit, mais devenu plus circonspect; conséquente aux mêmes tendances, mais mieux gouvernées. Ici commence à se découvrir l'originalité de Leibniz, et il va jouer son rôle propre dans les destinées de la philosophie moderne.

Voy. Nouveaux Essais, avant-propos, liv. I, liv. Ir, chap. 1 et passim.

Descartes donnait du monde et de la nature une explication très-conforme à ses idées métaphysiques, bien qu'elle en fût une incomplète et exclusive déduction. Qu'est-ce que la matière? Il ne faut pas le demander aux sens, qui ne nous en apprendraient rien que de confus: Dieu ne nous les a pas donnés pour nous instruire, mais simplement pour nous avertir, par le plaisir et la douleur, si les corps nous sont utiles ou nuisibles. Ce qu'ils sont en eux-mêmes, l'entendement seul ou la raison peut nous le faire connaître : « l'en» tendement où se trouvent naturellement les premières notions ou » idées, qui sont comme les semences de toutes les vérités que >> nous sommes capables de connaître 1. » Or, par la raison, qu'est-ce que nous concevons clairement et distinctement de la matière? Rien autre chose sinon qu'elle est étendue, et l'étendue, pour la raison, c'est l'espace pur, sans solidité ni résistance, qui n'a d'autres qualités intelligibles que l'extension même en longueur, largeur et profondeur. Cela seul constitue donc la matière; cela seul, qu'elle est étendue, est essentiel à sa nature, et tout le reste n'est qu'apparence. On peut la concevoir dépouillée de la couleur, de la température, de la solidité et de toutes ses qualités purement sensibles : « le corps n'a besoin d'elles en aucune façon; >> il lui suffit, pour être, d'être étendu. Donc il n'y a point de vide, puisque la raison n'en conçoit pas dans l'espace. Ce que le vulgaire appelle vide, c'est encore de l'étendue; c'est par conséquent encore de la matière. Le lieu d'un corps est son étendue même, considérée par rapport à d'autres étendues ou à d'autres corps; sa figure est une modification ou délimitation de son étendue. Un corps qui se meut emporte avec lui son étendue ou son lieu, et, par conséquent, le mouvement n'est lui-même rien que de relatif : c'est un changement seulement apparent dans la situation relative du corps; en sorte que, selon le point de vue où l'on se place, on peut dire qu'une même chose, en même temps, change de lieu et n'en change pas. Et maintenant, si la matière n'est que l'étendue, et si le seul phénomène qui s'y produise est le mouvement, l'explication du

Traité des principes, deuxième partie.

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