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croire qu'il n'y a aucune perception dans l'âme que celles dont elle s'aperçoit.

$ 16. PHILALETHE. La plupart des songes dont nous nous souvenons sont extravagants et mal liés. On devrait donc dire que l'âme doit la faculté de penser raisonnablement au corps, ou qu'elle ne retient aucun de ses soliloques raisonnables.

THEOPHILE. Le corps répond à toutes les pensées de l'âme, raisonnables ou non. Et les songes ont aussi bien leurs traces dans le cerveau que les pensées de ceux qui veillent.

§ 17. PHILALÈTHE. Puisque vous êtes si assuré que l'âme pense toujours actuellement, je voudrais que vous me pussiez dire quelles sont les idées qui sont dans l'âme d'un enfant avant que d'être unie au corps, ou justement dans le temps de son union, avant qu'elle ait reçu aucune idée par la voie de la sensation.

THEOPHILE. Il est aisé de vous satisfaire par nos principes. Les perceptions de l'âme répondent toujours naturellement à la constitution du corps; et lorsqu'il y a quantité de mouvements confus et peu distingués dans le cerveau, comme il arrive à ceux qui ont peu d'expérience, les pensées de l'âme (suivant l'ordre des choses) ne sauraient être non plus distinctes. Cependant l'âme n'est jamais privée du secours de la sensation, parce qu'elle exprime toujours son corps; et ce corps est toujours frappé par les autres qui l'environnent d'une infinité de manières, mais qui souvent ne font qu'une impression confuse.

§ 18. PHILALÈTHE. Mais voici encore une autre question que fait l'auteur de l'Essai. Je voudrais bien, dit-il, que ceux qui soutiennent avec tant de confiance que l'âme de l'homme ou (ce qui est la même chose) que l'homme pense toujours, me dissent comment ils le savent.

THEOPHILE. Je ne sais s'il ne faut pas plus de confiance pour nier qu'il se passe quelque chose dans l'âme dont nous ne nous apercevions pas; car ce qui est remarquable doit être composé de parties qui ne le sont pas : rien ne saurait naître tout d'un coup, la pensée non plus que le mouvement. Enfin c'est comme si quelqu'un demandait aujourd'hui comment nous connaissons les corpuscules insensibles.

$ 19. PHILALÈTHE. Je ne me souviens pas que ceux qui nous

disent que l'âme pense toujours nous disent jamais que l'homme pense toujours.

THÉOPHILE. Je m'imagine que c'est parce qu'ils l'entendent aussi de l'âme séparée. Cependant ils avoueront volontiers que l'homme pense toujours durant l'union. Pour moi, qui ai des raisons pour tenir que l'âme n'est jamais séparée de tout corps, je crois qu'on peut dire absolument que l'homme pense et pensera toujours..

PHILALÈTHE. Dire que le corps est étendu sans avoir des parties, et qu'une chose pense sans s'apercevoir qu'elle pense, ce sont deux assertions qui paraissent également inintelligibles.

THEOPHILE. Pardonnez-moi, monsieur, je suis obligé de vous dire que lorsque vous avancez qu'il n'y a rien dans l'âme dont elle ne s'aperçoive, c'est une pétition de principe qui a déjà régné par toute notre première conférence, où l'on a voulu s'en servir pour détruire les idées et les vérités innées. Si nous accordions ce principe, outre que nous croirions choquer l'expérience et la raison, nous renoncerions sans raison à notre sentiment que je crois avoir rendu assez intelligible. Mais outre que nos adversaires, tout habiles qu'ils sont, n'ont point apporté de preuve de ce qu'ils avancent si souvent et si positivement là-dessus, il est aisé de leur montrer le contraire, c'est-à-dire, qu'il n'est pas possible que nous réfléchissions toujours expressément sur toutes nos pensées; autrement l'esprit ferait réflexion sur chaque réflexion à l'infini, sans pouvoir jamais passer à une nouvelle pensée. Par exemple, en m'apercevant de quelque sentiment présent, je devrais toujours penser que j'y pense, et penser encore que je pense d'y penser, et ainsi à l'infini. Mais il faut bien que je cesse de réfléchir sur toutes ces réflexions; et qu'il y ait enfin quelque pensée qu'on laisse passer sans y penser; autrement on demeurerait toujours sur la même chose.

tenir

PHILALETHE. Mais ne serait-on pas tout aussi bien fondé à souque l'homme a toujours faim, en disant qu'il en peut avoir sans s'en apercevoir ?

THEOPHILE. Il y a bien de la différence; la faim a des raisons particulières qui ne subsistent pas toujours. Cependant il est vrai aussi qu'encore quand on a faim on n'y pense pas à tout moment; mais quand on y pense, on s'en aperçoit : car c'est une disposition

bien notable. Il y a toujours des irritations dans l'estomac, mais il faut qu'elles deviennent assez fortes pour causer la faim. La même distinction se doit toujours faire entre les pensées en général et les pensées notables. Ainsi, ce qu'on apporte pour tourner notre sentiment en ridicule sert à le confirmer.

§ 23. PHILALÈTHE. On peut demander maintenant quand l'homme commence à avoir des idées dans sa pensée, et il me semble qu'on doit répondre que c'est dès qu'il a quelque sensation.

THEOPHILE. Je suis du même sentiment, mais c'est par un principe un peu particulier; car je crois que nous ne sommes jamais sans pensées, et aussi jamais sans sensations. Je distingue seulement entre sensations et pensées ; car nous avons toujours toutes les idées pures ou distinctes indépendamment des sens, mais les pensées répondent toujours à quelque sensation.

§ 25. PHILALÈTHE. Mais l'esprit est passif seulement dans la perception des idées simples, qui sont les rudiments ou matériaux de la connaissance, au lieu qu'il est actif quand il forme des idées composées.

THEOPHILE. Comment cela se peut-il qu'il soit passif seulement à l'égard de la perception de toutes les idées simples, puisque, selon votre propre aveu, il y a des idées simples dont la perception vient de la réflexion, et qu'au moins l'esprit se donne lui-même les pensées de réflexion? car c'est lui qui réfléchit. S'il se peut les refuser, c'est une autre question; et il ne le peut point sans doute sans quelque raison qui l'en détourne quand quelque occasion l'y porte.

PHILALÈTHE. Il semble que jusqu'ici nous avons disputé ex professo. Maintenant, que nous allons venir au détail des idées, j'espère que nous serons plus d'accord, et que nous ne différerons qu'en quelques particularités.

THEOPHILE. Je serai ravi de voir d'habiles gens dans les sentiments que je tiens vrais, car ils sont propres à les faire valoir et à les mettre dans un beau jour.

CHAPITRE II.

Des idées simples.

PHILALÈTHE. J'espère donc que vous demeurerez d'accord, monsieur, qu'il y a des idées simples et des idées composées; c'est ainsi que la chaleur et la mollesse dans la cire, et la froideur dans la glace, fournissent des idées simples, car l'âme en a une conception uniforme, qui ne saurait être distinguée en différentes idées.

THEOPHILE. Je crois qu'on peut dire que ces idées sensibles sont simples en apparence, parce qu'étant confuses, elles ne donnent point à l'esprit le moyen de distinguer ce qu'elles contiennent. C'est comme les choses éloignées qui paraissent rondes, parce qu'on n'en saurait discerner les angles, quoiqu'on en reçoive quelque impression confuse. Il est manifeste, par exemple, que le vert naît du bleu et du jaune mêlés ensemble; ainsi on peut croire que l'idée du vert est encore composée de ces deux idées. Et pourtant l'idée du vert nous paraît aussi simple que celle du bleu ou que celle du chaud. Ainsi il est à croire que ces idées du bleu, du chaud, ne sont simples aussi qu'en apparence. Je consens pourtant volontiers qu'on traite ces idées de simples, parce qu'au moins notre aperception ne les divise pas; mais il faut venir à leur analyse par d'autres expériences et par la raison, à mesure qu'on peut les rendre plus intelligibles.

CHAPITRE III.

Des idées qui nous viennent par un seul sens.

PHILALETHE. On peut ranger maintenant les idées simples selon les moyens qui nous en donnent la perception, car cela se fait ou (1) par le moyen d'un seul sens, ou (2) par le moyen de plus d'un sens, ou (3) par la réflexion, ou (4) par toutes les voies de la sensation aussi bien que par la réflexion. Pour ce qui est de celles qui entrent par un seul sens, qui est particulièrement disposé à les recevoir, la lumière et les couleurs entrent uniquement par les yeux toutes sortes de bruits, de sons et de tons entrent par les oreilles; les différents goûts par le palais, et les odeurs par le nez.

Les organes ou nerfs les portent au cerveau, et si quelques-uns de ces organes viennent à être détraqués, ces sensations ne sauraient être admises par quelque fausse porte. Les plus considérables qualités tactiles sont le froid, le chaud et la solidité. Les autres consistent ou dans la conformation des parties sensibles, qui fait le poli et le rude; ou dans leur union, qui fait le compacte, le mou, le dur, le fragile.

THEOPHILE. Je conviens assez, monsieur, de ce que vous dites, quoique je pourrais remarquer, suivant l'expérience de feu M. Mariotte sur le défaut de la vision à l'endroit du nerf optique, qu'il semble que les membranes reçoivent le sentiment plus que les nerfs, et qu'il y a quelque fausse porte pour l'ouïe et pour le goût, puisque les dents et le vertex contribuent à faire entendre quelque son, et que les goûts se font connaître en quelque façon par le nez, à cause de la connexion des organes. Mais tout cela ne change rien dans le fond des choses à l'égard de l'explication des idées. Et pour ce qui est des qualités tactiles, on peut dire que le poli ou rude, et le dur ou mou, ne sont que des modifications de la résistance ou de la solidité.

CHAPITRE IV.

De la solidité.

PHILALÈTHE. Vous accorderez aussi sans doute que le sentiment de la solidité est causé par la résistance que nous trouvons dans un corps jusqu'à ce qu'il ait quitté le lieu qu'il occupe lorsqu'un autre corps y entre actuellement. Ainsi ce qui empêche la rencontre de deux corps, lorsqu'ils se meuvent l'un vers l'autre, c'est ce que j'appelle la solidité. Si quelqu'un trouve plus à propos de l'appeler impénétrabilité, j'y donne les mains. Mais je crois que le terme de solidité emporte quelque chose de plus positif. Cette idée paraît la plus essentielle et la plus étroitement unie au corps, et on ne la peut trouver que dans la matière.

THEOPHILE. Il est vrai que nous trouvons de la résistance dans l'attouchement, lorsqu'un autre corps a de la peine à donner place au nôtre; et il est vrai aussi que les corps ont de la répugnance à se trouver dans un même lieu. Cependant plusieurs doutent que cette répugnance soit invincible, et il est bon aussi de considérer

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