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innée ni acquise, puisque nous ne l'avons ni par la sensation ni par la réflexion.

THEOPHILE. Je suis d'opinion que la réflexion suffit pour trouver l'idée de la substance en nous-mêmes, qui sommes des substances; et cette notion est des plus importantes. Mais nous en parlerons peut-être plus amplement dans la suite de notre conférence.

PHILALÈTHE. S'il y a des idées innées qui soient dans l'esprit sans que l'esprit y pense actuellement, il faut du moins qu'elles soient dans la mémoire d'où elles devaient être tirées par voie de réminiscence, c'est-à-dire être connues lorsqu'on en rappelle le souvenir, comme autant de perceptions qui ont été auparavant dans l'âme, à moins que la réminiscence ne puisse subsister sans réminiscence. Car cette persuasion où l'on est intérieurement sûr qu'une telle idée a été auparavant dans notre esprit est proprement ce qui distingue la réminiscence de toute autre voie de penser.

THEOPHILE. Pour que les connaissances, idées ou vérités soient dans notre esprit, il n'est point nécessaire que nous y ayons jamais pensé actuellement; ce ne sont que des habitudes naturelles, c'est-àdire des dispositions et aptitudes actives et passives et plus que tabula rasa. Il est vrai cependant que les platoniciens croyaient que nous avions déjà pensé actuellement à ce que nous retrouvons en nous; et, pour les réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en souvenons point, car il est sûr qu'une infinité de pensées nous revient que nous avons oublié d'avoir eues. Il est arrivé qu'un homme a cru faire un vers nouveau qu'il s'est trouvé avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans quelque ancien poëte, et souvent nous avons une facilité non commune de concevoir certaines choses, parce que nous les avons conçues autrefois sans que nous nous en souvenions. Il se peut qu'un enfant devenu aveugle oublie d'avoir jamais vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l'âge de deux ans et demi par la petite vérole au célèbre Ulric Schoenberg, natif de Weide au Haut-Palatinat, qui mourut à Konigsberg en Prusse en 1649, où il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l'admiration de tout le monde. Il se peut aussi qu'il reste à un tel homme des effets des anciennes impressions sans qu'il s'en souvienne. Je crois que les songes nous renouvellent souvent ainsi d'anciennes pensées. Jules Scaliger ayant célébré en vers les hommes illustres de Vérone, un certain soi-disant Bru

gnolus, Bavarois d'origine, mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d'avoir été oublié. Jules Scaliger, ne se sou< venant pas d'en avoir ouï parler auparavant, ne laissa point de faire des vers élégiaques à son honneur sur ce songe. Enfin le fils Joseph Scaliger, passant en Italie, apprit plus particulièrement qu'il y avait eu autrefois à Vérone un célèbre grammairien ou critique savant de ce nom qui avait contribué au rétablissement des belleslettres en Italie. Cette histoire se trouve dans les poésies de Scaliger le père avec l'élégie, et dans les lettres du fils. On la rapporte aussi dans les Scaligerana qu'on a recueillis des conversations de Joseph Scaliger. Il y a bien de l'apparence que Jules Scaliger avait su quelque chose de Brugnol, dont il ne se souvenait plus, et que le songe fut en partie le renouvellement d'une ancienne idée, quoiqu'il n'y ait pas eu cette réminiscence proprement appelée ainsi qui nous fait connaître que nous avons déjà eu cette même idée; du moins je ne vois aucune nécessité qui nous oblige d'assurer qu'il ne reste aucune trace d'une perception, quand il n'y en a pas assez pour se souvenir qu'on l'a eue.

§ 24. PHILALÈTHE. Il faut que je reconnaisse que vous répondez assez naturellement aux difficultés que nous avons formées contre les vérités innées. Peut-être aussi que nos auteurs ne les combattent point dans le sens que vous les soutenez. Ainsi je reviens seulement à vous dire, monsieur, qu'on a eu quelque sujet de craindre que l'opinion des vérités innées ne servît de prétexte aux paresseux pour s'exempter de la peine des recherches, et donnât la commodité aux docteurs et aux maîtres de poser pour principe que les principes ne doivent pas être mis en question.

THEOPHILE. J'ai déjà dit que si c'est là le dessein de vos amis de conseiller qu'on cherche les preuves des vérités qui en peuvent recevoir sans distinguer si elles sont innées ou non, nous sommes entièrement d'accord; et l'opinion des vérités innées, de la matière que je les prends, n'en doit détourner personne, car, outre qu'on fait bien de rechercher la raison des instincts, c'est une de mes grandes maximes qu'il est bon de chercher les démonstrations des axiomes mêmes, et je me souviens qu'à Paris, lorsqu'on se moquait de feu M. Roberval déjà vieux, parce qu'il voulait démontrer ceux d'Euclide à l'exemple d'Apollonius et de Proclus, je fis voir l'utilité de cette recherche. Pour ce qui est du principe de ceux qui disent

qu'il ne faut point disputer contre celui qui nie les principes, il n'a lieu entièrement qu'à l'égard de ces principes quí ne sauraient recevoir ni doute ni preuve. Il est vrai que pour éviter les scandales et les désordres on peut faire des règlements à l'égard des disputes publiques et de quelques autres conférences, en vertu desquels il soit défendu de mettre en contestation certaines vérités établies, mais c'est plutôt un point de police que de philosophie.

LIVRE DEUXIÈME.

DES IDÉES.

CHAPITRE PREMIER.

Où l'on traite des idées en général, et où l'on examine par occasion si l'âme de l'homme pense toujours.

§ 1. PHILALÈTHE. Après avoir examiné si les idées sont innées, considérons leur nature et leurs différences. N'est-il pas vrai que l'idée est l'objet de la pensée ?

THEOPHILE. Je l'avoue, pourvu que vous ajoutiez que c'est un objet immédiat interne, et que cet objet est une expression de la nature ou des qualités des choses. Si l'idée était la forme de la pensée, elle naîtrait et cesserait avec les pensées actuelles qui y répondent; mais, en étant l'objet, elle pourra être antérieure et postérieure aux pensées. Les objets externes sensibles ne sont que médiats, parce qu'ils ne sauraient agir immédiatement sur l'âme. Dieu seul est l'objet externe immédiat. On pourrait dire que l'âme même est son objet immédiat interne; mais c'est en tant qu'elle contient les idées ou ce qui répond aux choses, car l'âme est un petit monde où les idées distinctes sont une représentation de Dieu, et où les confuses sont une représentation de l'univers.

§ 2. PHILALÈTHE. Nos messieurs, qui supposent qu'au commencement l'âme est une table rase, vide de tous caractères et sans aucune idée, demandent comment elle vient à recevoir des idées et

par quel moyen elle en acquiert cette prodigieuse quantité. A cela ils répondent en un mot de l'expérience.

THEOPHILE. Cette table rase dont on parle tant n'est, à mon avis, qu'une fiction que la nature ne souffre point et qui n'est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes et le repos ou absolu ou respectif des deux parties d'un tout entre elles, ou comme la matière première qu'on conçoit sans aucune forme. Les choses uniformes et qui ne renferment aucune variété ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l'espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n'y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n'y a point de substances qui n'aient de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines diffèrent non-seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles qu'on appelle spécifiques. Et, selon les démonstrations que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres qui lui est propre, et l'une doit toujours différer de l'autre par des dénominations intrinsèques, pour ne pas dire que ceux qui parlent tant de cette table rase, après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l'école qui ne laissent rien à leur matière première. On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l'âme n'a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte, en un mot les pures puissances de l'école ne sont aussi que des fictions que la nature ne connaît point et qu'on n'obtient qu'en faisant des abstractions. Car où trouvera-t-on jamais dans le monde une faculté qui se renferme dans la seule puissance sans exercer aucun acte? Il y a toujours une disposition particulière à l'action et à une action plutôt qu'à l'autre; et, outre la disposition, il y a une tendance à l'action, dont même il y a toujours une infinité à la fois dans chaque sujet, et ces tendances ne sont jamais sans quelque effet. L'expérience est nécessaire, je l'avoue, afin que l'âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu'elle prenne garde aux idées qui sont en nous; mais le moyen que l'expérience et les sens puissent donner des idées? L'âme a-t-elle des fenêtres? ressemble-t-elle à des tablettes? est-elle comme de la cire? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l'âme la rendent corporelle dans le fond. On

m'opposera cet axiome reçu parmi les philosophes : qu'il n'est rien dans l'âme qui ne vienne des sens; mais il faut excepter l'âme même et ses affections: Nihil est in intellectu quod non fuerit in sensu; excipe, nisi ipse intellectus. Or l'âme renferme l'être, la substance, l'un, le même, la cause, la perception, le raisonnement et quantité d'autres notions que les sens ne sauraient donner. Cela s'accorde assez avec votre auteur de l'Essai, qui cherche une bonne partie des idées dans la réflexion de l'esprit sur sa propre

nature.

PHILALÈTHE. J'espère donc que vous accorderez à cet habile auteur que toutes les idées viennent par sensation ou par réflexion, c'est-à-dire des observations que nous faisons, ou sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme.

THEOPHILE. Pour éviter une contestation sur laquelle nous ne nous sommes arrêtés que trop, je vous déclare par avance, monsieur, que, lorsque vous direz que les idées nous viennent de l'une ou l'autre de ces causes, je l'entends de leur perception actuelle, car je crois d'avoir montré qu'elles sont en nous avant qu'on s'en aperçoive, en tant qu'elles ont quelque chose de distinct.

§ 9. PHILALÈTHE. Après cela, voyons quand on doit dire que l'âme commence d'avoir de la perception et de penser actuellement aux idées. Je sais bien qu'il y a une opinion qui pose que l'âme pense toujours, et que la pensée actuelle est aussi inséparable de l'âme que l'extension actuelle est inséparable du corps (§ 10). Mais je ne saurais concevoir qu'il soit plus nécessaire à l'âme de penser toujours qu'au corps d'être toujours en mouvement, la perception des idées étant à l'âme ce que le mouvement est au corps. Cela me paraît fort raisonnable au moins, et je serais bien aise, monsieur, de savoir votre sentiment là-dessus.

THEOPHILE. Vous l'avez dit, monsieur, l'action n'est pas plus attachée à l'âme qu'au corps, un état sans pensée dans l'âme et un repos absolu dans le corps me paraissant également contraires à la nature et sans exemple dans le monde. Une substance qui sera une fois en action le sera toujours, car toutes les impressions demeurent et sont mêlées seulement avec d'autres nouvelles. Frappant un corps, on y excite ou détermine plutôt une infinité de tourbillons comme dans une liqueur; car dans le fond tout solide a

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