Page images
PDF
EPUB

LENOT

NEW YORK

INTRODUCTION.

Leibniz est, en fait de philosophie spéculative, le plus grand esprit des temps modernes; dans l'antiquité, il a des égaux, mais point de supérieurs. Il n'a été donné qu'aux deux plus hauts génies philosophiques de la Grèce, à Platon et à Aristote, d'unir comme lui et au même degré la profondeur avec l'étendue, la variété des connaissances acquises avec la puissance de l'invention. Rien de ce qui peut intéresser l'esprit humain n'est demeuré étranger ou indifférent à cette vaste et curieuse intelligence: philosophie, théologie, mathématiques, histoire, jurisprudence, philologie, il a touché à tout; et tout ce qu'il a touché, il l'a renouvelé et agrandi, laissant des traces partout où il passait et ouvrant des directions pour l'avenir, créant quelquefois de toutes pièces, par la seule force de son génie, une science nouvelle et inespérée. L'étude des langues et des doctrines de l'antiquité avait été l'amusement de son enfance 1 : à huit ans, bégayant à peine quelques mots de latin, il s'enfermait des jours entiers dans la solitude d'une bibliothèque, et là, sans autre guide que le hasard, sans autre maître que lui-même et sa précoce pénétration, il ouvrait et fermait les livres, passant de l'un à l'autre, selon qu'il se sentait attiré par la beauté du langage ou le charme du sujet. Le hasard, comme il le dit lui-même, lui fut un dieu bienfaisant : il le fit tomber sur les anciens, où d'abord il n'entendit rien, puis quelque

Leibniz raconte lui-même les faits qui suivent; il donne toute l'histoire de ses premières méditations, et décrit l'effet qu'il ressentit de ses premières lectures, dans un petit écrit publié par Erdmann, p. 91; In specimina Pacidii Introductio historica.

chose, puis tout. C'est ainsi qu'avant sa quinzième année il avait pénétré, en se jouant, les obscurités des plus difficiles systèmes de la philosophie grecque, et s'était engagé, sans s'y perdre, dans le dédale des controverses théologiques du moyen-âge la subtilité scolastique n'avait ni lassé la patience ni confondu la sagacité de cet admirable enfant; il déterrait de l'or dans ce fumier de la barbarie scolastique 1. Exercé et fortifié par cette rude et salutaire gymnastique, ayant appris Aristote et la philosophie de l'école, trouvant dès lors quelque contentement à Platon et à Plotin, séduit surtout par la doctrine du vide et des atomes, qui parlait plus clair à sa jeune imagination, il rencontra les modernes, c'està-dire alors les cartésiens, qui l'émancipèrent des écoles triviales; il n'avait encore que quinze ans, et il se mit à délibérer s'il garderait les formes substantielles de l'école ou s'il adopterait le mécanisme des nouveaux philosophes. Le mécanisme prévalut ; il s'appliqua aux mathématiques, et enfin, poussé par cette curiosité des principes, qui est par excellence le génie philosophique, à chercher les dernières raisons du mécanisme et des lois du mouvement, il s'aperçut qu'il fallait, sans sortir du cartésianisme, s'élever audessus de lui, retourner à la métaphysique, à la science des principes premiers et suprêmes de toute vérité; à cette hauteur il entreprit de fonder une doctrine originale, du faîte de laquelle il domine tout cet immense pays qu'il a parcouru à l'aventure, et embrasse les systèmes des anciens et des modernes « comme dans un >> centre de perspective, d'où l'objet, embrouillé en regardant de >> tout autre endroit, fait voir sa régularité et la convenance de ses >> parties 2. » Ainsi se forma, sous la direction volontairement acceptée des plus grands maîtres, et toujours avec la réserve de son indépendance, la philosophie de Leibniz : à la différence de Kant, qui n'est pas sorti de sa ville natale et ne s'y est jamais occupé que de méditations solitaires, la vie extérieure de Leibniz a été aussi variée, aussi active que sa vie intellectuelle; et pendant qu'il entretenait avec tous les savants de l'Europe une correspondance

1 Voy. Lettres à Rémond de Montmort. p. 701, éd. Erdm Lettre à Basnage, p. 134, éd. Erdin.

qui, partiellement publiée, remplit des volumes, satisfaisant à toutes les objections, répondant à toutes les questions, distribuant à tous des éloges, des censures et des conseils, il courait le monde, il voyageait en France, en Angleterre, en Italie; il fréquentait les grands et se montrait à la cour des princes et des rois, exerçait des charges publiques et des magistratures: il y avait dans cette excellente nature un inépuisable fonds d'activité qui suffisait à tout. Fontenelle a raconté sa vie1 on nous saura gré d'obliger le lecteur, par notre silence sur ce point, à se charmer de la langue exquise de ce morceau. Notre tâche est de l'introduire dans le sanctuaire de la doctrine, en rajeunissant quelques formes déjà vieilles, surtout en rassemblant les membres épars d'un système dont l'exposition décousue cache la plus parfaite unité.

La gloire de Leibniz est pour nous presque une gloire nationale. C'est en français qu'il a écrit ses plus importants ouvrages, la Théodicée et les Nouveaux Essais, et, par un privilége assez rare, cette langue, qui n'est pas la sienne, se plie docilement entre ses mains à tous les caprices de son ingénieuse pensée. Le style de Leibniz n'est pas toujours un modèle de correction; mais aucun écrivain de notre pays n'a, dans des sujets de cette gravifé, plus de naturel, de verve et de force: avec un merveilleux à-propos, il sait faire servir à des fins sérieuses de frappantes expressions populaires, qui stimulent et réveillent l'attention 2; et comme son langage, toujours pris du plus profond des choses, part d'un esprit pénétré, souvent l'élévation de la pensée lui suggère d'éloquentes et sublimes inspirations qui placent quelques pages de ses écrits à côté des plus beaux chefs-d'œuvre de notre littérature philosophique. Mais c'est à des titres plus solides encore que Leibniz

Voy. l'Éloge de Leibniz, par Fontenelle, réimprimé dans la présente édition.

2 Leibniz, dans la préface à un écrit de Nizolius, qu'il a publié en 1670, a jugé le style de son auteur, et on ne peut mieux faire que de lui renvoyer l'éloge: «DIcendi ratio naturalis et propria, simplex et perspicua, et ab omni detorsione et fuco libera, et a medio sumpta, et congrua rebus et luce sua juvans potius memoriam, quam judicium inani et nasuto acumine confundens. >> - Voy. De stilo philosophico Nizolii, § 8, p. 69, ed. Erdm.

appartient à la France; c'est comme philosophe, comme cartésien, comme disciple d'une école née et grandie sur notre sol, comme représentant et réformateur à la fois de la philosophie la plus nationale dont nous puissions relever.

Une école, en philosophie, n'est pas autre chose qu'une méthode; ce qui la fonde, c'est l'avénement de cette méthode; ce qui la maintient, c'est la transmission de cette méthode du maître aux disciples les plus éloignés. Les applications peuvent varier beaucoup; leur diversité fait l'originalité des disciples, sans laquelle il n'y aurait que des répétitions inutiles, ou un stérile commentaire de la doctrine commune; comme, sans l'unité de la méthode, l'histoire des systèmes ne serait qu'une vaine succession de phénomènes sans lien; et, parce que chacune des voies ouvertes à l'esprit humain serait aussitôt abandonnée que tentée, il n'y aurait de progrès dans aucune. Une méthode, à son tour, c'est un certain procédé de l'esprit, élevé à la conscience nette de lui-même, et volontairement employé à l'explication des choses. Cela étant, il faut et il suffit, pour que Leibniz soit justement revendiqué par nous, qu'il se rattache à Descartes par la méthode; que son système diffère ensuite, et très-notablement, de la doctrine de Descartes ou de celle de Malebranche, peu importe, pourvu qu'il procède du même esprit, c'est-à-dire de la même méthode.

Or, la méthode de Descartes, recommandée par ses préceptes, plus clairement manifestée par ses exemples, diversement pratiquée par ses disciples, c'est, pour le dire en un mot, la méthode rationnelle et a priori, avec sa puissance et ses faiblesses, avec ses grands et légitimes résultats, et ses excès obligés. Le Discours de la Méthode, malgré son titre, n'en contient que l'obscure et vague indication. «< Ne vous fiez qu'à l'évidence, » dit Descartes. Et par là sans doute il accomplit ou proclame une révolution, parce qu'à l'autorité, jusqu'alors souveraine, il substitue l'adhésion libre de la raison individuelle à la vérité manifestée par l'évidence; mais quel sera le sens de cette révolution, et dans quelles voies et par quels moyens l'esprit, désormais affranchi, devra chercher la vérité, je l'ignore, parce que j'ignore en quelle sorte de vérités et de notions

« PreviousContinue »