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LE

DUC

DE SAINT-SIMON

1675 -1755

Puisque l'Académie admettait des grands seigneurs parmi ses poëtes, ses historiens et ses savants, pourquoi oubliait-elle des hommes comme La Rochefoucauld, Vauvenargues et Saint-Simon? Faut-il donc, pour être tout à fait grand seigneur, n'avoir jamais rien écrit? Voltaire disait en parlant du maréchal de Richelieu : «Mon héros ne sait pas l'orthographe, vous verrez qu'il sera de l'Académie avant moi. » En effet, le duc de Richelieu fut reçu académicien vingt-cinq ans avant Voltaire.

Il y a des lignées dans les lettres. Montaigne a la sienne, qui va de Montaigne à Saint-Évremont, de SaintÉvremont à Voltaire, de Voltaire à Béranger. Ronsard a la sienne, qui va de Ronsard à Saint-Amand, de SaintAmand à La Fontaine, de La Fontaine à Chénier, de

Chénier à Victor Hugo. La famille de Gerson, c'est Pascal, c'est Fénelon, c'est Ballanche. Les aïeux littéraires de Saint-Simon se nomment Villehardouin, Joinville, Montluc, d'Aubigné sa descendance, c'est Mirabeau, l'ami des hommes, c'est Chateaubriand, l'ennemi des hommes. Ne représentent-ils pas tous ce dédain superbe, cette vaillantise un peu bruyante, cette parole qui a le mors aux dents des seigneurs caparaçonnés dans leur droit féodal, même quand ils ont l'air d'en faire bon marché? N'ont-ils pas tous également cette audace à tout dire, cet art inné de bien dire et cette grâce fanfaronne pour médire? Ne s'arrogent-ils pas avec un pareil bonheur le droit de juger les hommes et de créer les mots, comme si, la plume à la main, ils se croyaient encore dans leur cour de justice?

Le duc de Saint-Simon fut un écrivain grand seigneur qui méprisait les lettres et les gens de lettres. Il affectait de ne pas savoir l'orthographe ni la grammaire. Il voulait faire croire qu'il écrivait avec son épée. Pour lui, tous les titres du genre humain, c'étaient des titres de noblesse. Il aurait consenti à brûler l'Iliade pour avoir un parchemin de plus. Dans son dédain superbe, il ne voyait en France que la noblesse et il ne voyait que lui dans la noblesse. Il daignait à peine reconnaitre Louis XIV comme son souverain. Il n'accepta d'amitiés que celle du duc d'Orléans, ce fanfaron de vices, selon le mot de Louis XIV, qui avait çà et là le style de Saint-Simon. Il faut dire que Saint-Simon ne fut jamais un roué de la Régence et qu'il reprenait hardiment le duc d'Orléans au sortir de ses saturnales.

Ce grand dédain de Saint-Simon fait souvent son génie; il juge de haut ses contemporains avec je ne sais quel accent impitoyable qui est aussi l'expression de l'histoire. Il n'aime personne, mais il hait bien; il est étincelant dans sa colère: la vérité taille sa plume, et Satan la trempe dans le feu de l'enfer. Il y a là du Tacite, du Suétone et du Juvénal; il croit n'être qu'un chroniqueur, il est un historien; il se vante de ne savoir pas écrire, et il écrit mieux que les écrivains de profession; ce qui prouve une fois de plus qu'on peut sauter impunément par-dessus la grammaire et s'abandonner à son esprit quand on en a.

Comme il peint à grands traits, quelquefois d'un seul trait! Louis XIV, à commencer par lui, n'est qu'un roi de théâtre, un tyran de consciences, un furieux de gloire, un maître impitoyable dont les fêtes étonnent le monde et dont le peuple meurt de faim.

Chateaubriand disait de Saint-Simon : « Il écrit à la diable pour l'immortalité. » Il serait plus juste de dire qu'il écrit comme le diable. Chateaubriand, qui n'écrivait pas à la diable, a été souvent assez heureux pour rencontrer des touches à la Saint-Simon. Par exemple, quand il peint cette triste époque de la vie de Louis XV où il ne reste plus que « le Parc aux Cerfs, l'oreiller de ses débauches. >>

Molière venait de créer son Misanthrope quand naquit le duc de Saint-Simon, qui semble s'être incarné dans la création du poëte. Le duc de Saint-Simon n'est pas seulement un Alceste, c'est un Molière. Il est de la famille de ces esprits imprévus qui viennent tout d'une

pièce, qui n'ont point eu de maître et qui n'auront point de disciples.

A une époque où l'Académie, à force de zèle grammatical, avait énervé la langue, où Campistron succédait à Racine, il n'y avait qu'un génie hors ligne qui pût retremper fièrement la langue dans les sources vives de la pensée et dans les hardiesses de l'expression, sans souci des grammaires, des rhétoriques et des arts poétiques. Il a osé saluer la vérité en pleine cour de Louis XIV: « La vérité! s'écrie-t-il, je l'ai aimée jusque contre moi-même. »

Il n'y a qu'une chose qui l'aveugle: c'est sa noblesse; il la fait remonter à Charlemagne : je lui accorde volontiers qu'il descend en droite ligne de Pharamond. Il a en lui je ne sais quel accent royal et barbare; on pourrait même dire de son style que c'est Attila qui marche à la victoire avec ses légions indisciplinées, lances sanglantes et panaches au vent.

Ce n'est pas le peintre Lebrun qui est le peintre de Louis XIV; tous ses tableaux académiques s'effacent sous la vive lumière que répand cette fresque jetée à l'aventure à grands coups de pinceau par un disciple de Michel-Ange, qui voulait faire aussi son jugement dernier, moins l'allégorie. Saint-Simon ne peut être comparé qu'aux grands maîtres; il est familier, mais il est épique; il a des pantoufles à ses pieds, mais il a une couronne de chêne sur sa tête.

On le poussa malgré lui au quarante et unième fauteuil quand mourut Lesage, un autre grand peintre qui aimait aussi la vérité.

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Dans son discours il s'efforça de parler des lettres et des gens de lettres, quoique ce ne fût pas son thème favori. Aussi il ne put se dépouiller de son haut dédain.

« Je ne fus jamais un sujet académique; je n'ai pu «me défaire d'écrire rapidement. Je ne suis pas de ces << beaux esprits qui cultivent des phrases dans une jar«dinière. Quand je cueille des fleurs de beau langage, « c'est par bonne fortune de promeneur. Mais je ne « m'attache pas à si peu les roses ne sont que des ro«ses. Laissons cela aux galants et aux poëtes; et vivons, penchés sur les événements, pour y découvrir les le«cons qu'y met la Providence.

« J'ai connu quelques poëtes, mais de loin. J'ai ren«contré M. de La Fontaine vers la fin de sa vie; il est «< connu à bon droit pour ses fables et ses contes, mais «c'était bien l'homme du monde le plus lourd en con«versation. Il a donné de l'esprit aux bêtes et n'en a « point gardé pour lui. A la première entrevue, je me «suis promis de le lire et de ne le plus voir. J'aimais « mieux M. Boileau, qui excellait dans la satire, quoique ce fut un des meilleurs hommes du monde. Je ne « le voyais pas pourtant sans défiance, tant j'ai peur de <«la grammaire. J'ai vu aussi M. Molière, mais sur son « théâtre, où il ne faisait pas valoir l'esprit de ses piè«ces. Il a mis plus d'une fois la main sur un caractère « et nous l'a jeté vivant en nature; il savait voir les hommes, témoin l'abbé de La Roquette, qui a eu la « complaisance de poser devant lui pour le Tartufe.

«Je n'ai pas connu M. de Voltaire, qui est aujour«d'hui un des vôtres, quoique son père, M. Arouet,

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