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niere de leur dire la vérité sans les offenser; car qu'y a-t-il pour eux, qu'un rapport quelconque avec Séneque ne rende honorable? Mais pour nous rien ne sera jamais plus contraire à la gravité qui sied à la morale, que ces fanfaronnades qui tiennent du burlesque; et rien ne convient moins à un philosophe, que de parler des dieux comme le capitan Matamore de l'ancienne comédie parlait des rois et des empereurs. Le faux sublime qu'on ne pardonne pas même aux poëtes, est intolérable en philosophie. Celui de Séneque est comme la glace qui brille de loin, qui vous gele dès qu'on y touche, et qui se résoud en eau sale dès qu'on la presse.

«L'amour ressemble à l'amitié : il en est pour >> ainsi dire la folie. »

C'est ne connaître ni l'un ni l'autre. L'amour et l'amitié sont deux choses aussi différentes qu'un sentiment et une passion; et je ne sais ce que c'est que la folie de l'amitié, folie qui dès-lors ne serait plus l'amitié, et ne serait pas encore l'amour. Il ne faut point assimiler ce qui ne peut jamais se ressembler.

J'ai promis des citations plus étendues : voici une suite de pensées sur l'amitié du sage: mais ici c'est moi qui cite, et non pas Diderot.

« Le sage ne manque de rien, mais il a des be>> soins ; au contraire, l'insensé n'a pas de besoins, > ne sachant user de rien, mais il manque de tout. » Le sage a besoin de mains, d'yeux, de mille » autres choses nécessaires à ses besoins journa» liers, mais il ne manque de rien. Manquer suppose une contrainte: le sage n'en connaît » point. Voilà dans quel sens il a besoin d'amis. » Quoiqu'il sache se suffire, il en veut le plus » grand nombre possible, mais non pour être >> heureux; il le serait même sans amis: le sou» verain bien n'emprunte rien du dehors. Il trouve » dans l'ame toutes ses ressources; il ne vit que

» de lui-même; il s'assujettirait à la fortune en » s'incorporant aux objets extérieurs. Le sage, » comme Dieu, se renferme dans son ame et » habite avec lui-même. S'il peut disposer des » circonstances, il se suffit et prend une femme, » il se suffit et donne le jour à des enfans; il se >> suffit, et ne vivrait pas, plutôt que de vivre seul. »

Je veux croire que Diderot et l'éditeur, et les apologistes, entendent à merveille ce galimathias, double et triple; qu'ils savent comment on a des besoins sans manquer de rien, quoique le beso`n suppose essentiellement le manque de quelque chose de nécessaire, et ne soit même que cela;' qu'ils savent surtout comment celui qui se suffit ne vivrait pas, plutôt que de vivre seul; car plus ce dernier trait est pour nous incompréhensible, plus sans doute il y a de génie et de philosophie à le comprendre, en se plongeant dans la méditation. L'éditeur dit que « Séneque >>entasse vérités sur vérités, mais qu'il les entasse >> quelquefois avec tant d'ordre et de préci»sion, que, plus rapprochées, elles n'en sont » que plus sensibles et plus évidentes. » Ce mot quelquefois indique, il est vrai, une assez considérable restriction sur six volumes, et peutêtre ce passage n'entre-t-il pas dans le quelquefois. Quant à moi, je suis encore à voir dans Séneque cette espece d'entassement avec ordre et précision; peut-être même inclinerais-je à penser que ces idées ne s'accordent guere plus que celles de Séneque, que l'entassement exclut l'ordre, et que, de tous les styles possibles, le style de Séneque est celui qui exclut le plus la précision. Mais pour le moment, je n'ai pas la force de raisonner en rigueur : le sage de Séneque m'en ôte l'envie. Oui, en vérité, ce sage, qui se suffit, et mourrait plutôt que de vivre seul, qui se suffit et prend une femme, et fait des enfans par

circonstance, m'a rappelé tout de suite B. Japhet, qui, tout mouillé, demi- nu et transi de froid, dit tout aussi philosophiquement:

Pour vous faire plaisir, j'approcherai du feu.

On convient que personne n'a parlé de la vieillesse mieux que Cicéron, n'a mieux fait sentir ses dédommagemens et ses jouissances, ni mieux consolé de ses pertes; mais il ne s'est avisé d'aucun des motifs que Séneque nous propose pour chérir la vieillesse, dans le petit entassement de vérités que voici : « Chérissons la vieillesse; jetons-nous » dans ses bras: elle a des douceurs pour qui sait » en user....., » Vous allez lui demander quelles douceurs? Ecoutez: il ne vous fait pas attendre. « Les fruits sont plus recherchés quand ils se » passent, et l'enfance plus belle quand elle se >> termine : les buveurs trouvent plus de charmes » aux derniers coups de vin, à ceux qui les achevent, >> qui consomment leur ivresse : ce que le plaisir »a de plus piquant, il le garde pour la fin. »

Ce ne sont pas là des pensées, si l'on veut, ce sont des similitudes; mais aussi quoi de plus semblable que la vieillesse et le dernier terme de l'ivresse? Quoi de plus semblable que la vieillesse qui termine la vie, et l'adolescence qui termine l'enfance? Mais surtout quoi de plus semblable que la vieillesse et la fin piquante du plaisir ? N'êtes-vous pas saisis de la justesse de ces rapports, de leur profondeur, de leur moralité, de leur gravité? Ils sont tellement graves, que sans doute vous me dispenserez du détail. Il ajoute: « Je crois même qu'au bord de la tombe » il y a des plaisirs à goûter, ou du moins, ce » qui tient lieu de plaisir, on n'en a plus besoin. » Cela est vrai sans être fort consolant: il eût mieux valu, comme Cicéron, rendre compte des vrais plaisirs de la vieillesse, et comme lui les faire

aimer. Mais ce n'est pas
la seule fois que Séneque,
si diffus dans l'inutile et le faux, est à peu près
nul dans le nécessaire et le vrai. Il ajoute enfin :
« Quel bonheur d'avoir laissé les passions, et de
» les voir au loin derriere soi! » Voilà du moins
un motif raisonnable: aussi est-il de Cicéron, et
l'un de ceux dont il a tiré le meilleur parti. Pour
Séneque, il se garde bien de dire un mot de plus;
mais il emploie deux pages à commenter ce vers
d'Horace :

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
Croyez que chaque jour est pour vous le dernier.

Plusieurs autres de ses lettres ne sont aussi que des paraphrases des Epitres d'Horace, entre autres eelle sur les voyages, où la prose du philosophe ne vaut sûrement pas les vers du poëte.

« Vous pouvez corriger un mal par un autre, » la crainte par l'espoir. »

Il répete ailleurs cette même maxime, qui fait de l'espérance un mal: c'est un démenti donné à la nature. Il se peut que cela fût dans la doctrine stoïcienne, mais cela n'est pas dans la raison.

Il conseille, comme tous les moralistes, de ne pas pousser les soins du corps jusqu'à s'y asservir, et dit sensément d'après tout le monde : « La vertu » n'aura plus de prix pour vous si le corps en a >> trop. » Mais l'esprit de Séneque ne manque guere une occasion de gâter la raison d'autrui.

Donnons des soins au corps (continue-t-il), » mais sans balancer à le jeter dans les flammes » au premier signal de la raison, de l'honneur, » du devoir. » Eternel et incorrigible déclamateur! ne dirait-on pas qu'il n'y a rien de si commun que de se jeter dans les flammes au signal de la raison, de l'honneur, du devoir? Si on lui demandait des exemples, il se trouverait que des assiégés s'y sont jetés par un désespoir furieux;

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que le sentiment de la nature et de l'amour, exalté par le danger de personnes chéries, y a précipité pour les sauver : et dans toutes ces occasions, ce n'est ni la raison, ni l'honneur, ni le devoir qui a donné le signal : c'est un mouvement antérieur à toute réflexion.

༥ Le sage considère en tout le commencement » et non la fin. » Le sage de Séneque apparemment, car Lafontaine n'a été que l'écho de tous les sages du Monde quand il a dit :

le

En toute chose il faut considérer la fin.

Et malgré Séneque, je suis de l'avis de Lafontaine et de tout le monde. Si Séneque a voulu dire que sage considere en tout le principe et non pas l'événement, pourquoi ne l'a-t-il pas dit? Il aurait dit une vérité très-commune, qui ne contredit point le vers de Lafontaine, parce que le devoir est pour l'honnête homme le principe et la fin; mais il aurait du moins exprimé sa pensée.

A propos des soins de la santé et de l'exercice qui peut ajouter à l'embonpoint, il trouve indécent pour un homme lettre d'exercer ses bras. J'ai vu des hommes lettres jouer encore à la paume et à la balle à quarante et cinquante ans sans aucune indécence. Il ajoute : « Quand vous serez » gras à souhait, quand vos épaules auront une largeur démesurée, jamais vous n'égalerez le » poids et l'encolure d'un bœuf. » J'en suis convaincu; mais je le suis aussi qu'excepté la grenouille de la fable, jamais personne n'eut cette prétention.

approuve cette maxime d'Epicure: «< Croyez+ » moi, un grabat et des haillons donnent aux dis » cours une grandeur plus imposante. » Et pourquoi ? Un grabat est plus sain que la plume et l'édredon; soit : un habillement simple et modeste convient à l'homme de bien, à moins que son rang

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