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sement d'extravagances. Diderot paile de cette lettre dans son examen général, et se contente d'en indiquer le titre, que les vertus sont corporelles, et d'ajouter : Vaines disputes de mots. S'il eût trouvé quelque chose de semblable dans Cicéron, que n'eût-il pas dit? Et que dirons-nous d'un philosophe qui dans cette assertion, que l'ame est corporelle, ne voit qu'une dispute de mots ? Ce n'est là pourtant qu'une des erreurs qui composent cet incompréhensible paragraphe. Dira-t-on que Séneque ne fait que suivre ici la doctrine des Stoïciens? Mais d'abord, quoiqu'il soutienne dans ses Lettres plusieurs de leurs paradoxes les plus étranges, il fait profession de ne point s'astreindre en tout aux opinions de sa secte, d'avoir son avis, de ne jurer sur la parole de personne, et Diderot lui-même nous le donne pour un véritable éclectique. En plus d'un endroit Séneque rejette avec mépris certaines subtilités du stoïcisme, tandis qu'il en adopte de vraiment révoltantes en elles-mêmes, comme par exemple, que toutes les fautes et toutes les vertus sont égales. On ne peut donc mettre sur le compte de son école toutes les sottises qu'il débite ici en son propre nom (sottises est bien le mot, et il n'y a point de raison pour ménager les termes quand les choses sont si mauvaises). Celles-ci sont bien de sont choix, et il en est très-responsable. Mais comment un homme qui avait lu Platon, Aristote, Cicéron et tant d'autres philosophes sur l'immatérialité de l'ame, est-il excusable de méconnaître la force de leurs raisons, et celle même du sens intime, qui en est une en philosophie, et celle du sentiment commun à tous les hommes, qui, comme dit fort bien Cicéron, est en ce genre une loi de la nature (1)? Vous avez

(1) Consensus omnium lex naturæ pulanda est.

déjà entendu Platon, et Cicéron qui le répete et le fortifie. Aristote, quoique plus abstrait en cette matiere, est du moins hors de tout soupçon de matérialisme; car après avoir admis quatre principes universels qui ne sont autre chose que nos quatre élémens, et par conséquent toute la matiere, il affirme expressément que l'ame humaine n'a rien de commun avec eux; que c'est une substance à part, dont la nature est un mouvement spontané et continuel : c'est ce qu'il nomme entéléchie. Pythagore même, bien autrement abstrait dans sa mystérieuse doctrine des nombres, disait que l'ame était en nous ce qu'est l'harmonie dans un instrument, le résultat intelligible des sons, de la mesure et du mouvement. Il ne s'agit pas d'examiner ces définitions en elles-mêmes : il nous suffit que rien de tout cela n'indique la matérialité. Nous avons droit d'en conclure que tous les philosophes les plus accrédités avaient senti que l'esprit et la matiere, l'ame et le corps, étaient deux substances nécessairement hétérogenes, et que Séneque, venu

Cicéron pose ce principe à propos de la croyance en Dieu, de l'immortalité de l'ame et des notions de la morale universelle, c'est-à-dire, des vérités dont la nature a donné la conscience à tous les hommes, parce qu'elles sont nécessaires à tous. Les matérialistes et les athées, un peu embarrassés de ce principe, aussi incontestable qu'essentiel, n'ont pas manqué d'objecter les erreurs de physique, généralement reçues dans l'antiquité. C'est se mettre à côté de la question avec une mauvaise foi mal-adroite, qui ne peut qu'en imposer aux ignorans. Il importe fort peu au genre humain que ce soit le Soleil ou la Terre qui soit au centre de notre systême planétaire, et toutes les questions de ce genre sont également indifférentes à l'ordre social. Mais ce qui concerne les devoirs et la destination de l'homme est d'une toute autre importance on ne peut donc assimiler des choses si diverses sans violer le principe de parité entre les idées, fondement de toute logique : c'est un sophisme grossier, qui ne prouve que l'impuissance de répondre.

long-tems après eux, n'a pas même eu assez de sens pour profiter de cette lumiere généralement répandue; ce qui le met d'abord fort au dessous d'eux.

Ses panégyristes nous opposeraient vainement en sa faveur quelques physiciens, quelques savans de nos jours, qui ont été ou qu'on a crus matérialistes. Le mérite qu'ils ont eu dans les sciences, très-indépendant de leur opinion sur ce point, ne prouve rien pour Séneque, qui n'entre pas en partage de leur génie et de leur gloire, pour avoir partagé une erreur qui n'y a jamais été pour rien. Parmi les ouvrages de matérialisme ou d'athéisme que nous avons vu éclore, on n'en citerait pas un seul qui ait été un titre pour son auteur, et qui lui ait donné un rang parmi les savans. Ces livres ont été lus et recherchés comme hardis et prohibés, nullement comme bons, et aucun d'eux ne porte le nom d'aucun des hommes célebres dans les sciences, d'un grand géometre, d'un grand physicien, d'un grand astronome, d'un grand chimiste, etc. Pour ce qui est de Séneque, il ne fut rien de tout cela, ni rien même qui en approchât de loin. Il n'a guere écrit que sur la morale (si l'on excepte ses Questions naturelles, dont il sera bientôt fait mention); et comme les premieres bases de la morale touchent à la métaphysique et à la logique, c'est sous ces deux rapports qu'il convenait de l'envisager d'abord, au moins dans le peu qu'il en dit, car elles occupent chez lui peu d'espace, et, comme vous venez de le voir, il serait à souhaiter qu'elles en tînssent encore

moins.

Je comprends parfaitement Socrate, Platon et Cicéron quand ils me disent que l'ame humaine, émanée de la Divinité et faite pour s'y réunir, doit regarder comme son seul bien, comme sa fin, la vérité et la vertu, dont le principe et le modele est dans ce même Dieu, et dont les notions premieres

sont dans notre intelligence. Je vois là une connexion d'idées, un motif et un dessein. Mais quand Séneque, en me disant que l'ame est corps, et que les vertus sont corps, et que le souverain bien est corps, amasse ensuite volume sur volume pour me redire de mille manieres qu'il ne faut faire cas que de l'honnête, de la vertu, du souverain bien, et avoir le plus grand mépris pour le corps, le compter pour rien, ne pas même s'embarrasser s'il aura du pain et de l'eau, qui ne sont pas plus nécessaires qu'autre chose (ce sont ses termes), j'avoue qu'il m'est impossible de soupçonner comment je dois faire si peu de cas de mon corps, et en faire autant de la vertu qui est corps aussi. L'honnête, la vertu, le souverain bien, la matiere, le corps, les sens, tout devient dès-lors égal tout est sujet également à la dissolution des parties, et par conséquent à la mort; car apparemment Séneque n'ignorait pas ce qui a été reçu partout, même chez les Anciens, que tout ce qui est corporel est corruptible et mortel. Pourquoi donc m'occuperais-je plus de mon ame que de mon corps quand tous les deux sont la même chose? Et qu'est-ce alors que l'honnéte et la vertu, qu'assurément mon corps ne connaît ni ne conçoit, tandis qu'au contraire il connaît fort bien la sensation du plaisir et de la douleur ?

:

Mais passons encore que ce chaos d'inconséquences vienne du Portique, où l'on disait en effet avec Zénon, que l'ame était de la nature du feu, anima est ignis: toute l'argumentation de Séneque sur les vertus qui sont corporelles, est à lui, et c'est un chef-d'œuvre de déraison. Quel philosophe, surtout depuis qu'Aristote avait écrit, pouvait se méprendre au point de prendre les vertus pour des substances corporelles ou incorporelles? Elles ne sont pas plus l'un que l'autre : il y avait quatre cents ans qu'Aristote avait dis

tingué les substances et les modifications, les sujets et les attributs; et quoiqu'il eût admis les qualités, les abstractions, au moins dans le raisonnement, comme êtres rationnels, jamais il ne les avait confondues avec les êtres réels. Qu'est-ce donc qu'un raisonneur qui se fait demander si le bien est un corps, si la vertu est un corps, et qui répond oui? La demande et la réponse sont également impertinentes, et accusent un excès d'ignorance qu'on ne peut pas excuser dans Séneque, comme on excuse sa mauvaise physique, par le peu de progrès qu'avait fait la science. Pour la physique soit; mais l'homme qui a écrit les deux pages précédentes, était prodigieusement en arriere de la métaphysique et de la logique de son tems. Le moindre écolier eût répondu, d'après les catégories d'Aristote, que le bien, la vertu, n'étaient pas plus des substances quelconques, pas plus des corps dans notre ame, quand même notre ame serait corporelle, que la blancheur dans la neige et l'odeur dans les roses ne sont des corps. L'écolier, parlant le langage de ses cahiers, aurait distingué là le concret et l'abstrait; mais il aurait pu aussi se faire entendre de tout le monde, en disant que la vertu n'était autre chose que l'être vertueux, considéré par l'esprit sous le rapport de la qualité nommée vertu ; qu'il n'y avait point de substances, corps ou ame, qui se nommât vertu, qui se nommât l'honnéte, qui se nommât le bien, comme il n'y en a point qui se nomme blancheur et odeur. Il n'eût pas même fallu remonter pour cela jusqu'aux livres d'Aristote : toute cette théorie est à peu près dans ceux de Cicéron. Mais celle qui fait du courage un corps parce que le courage pousse, comme si une métaphore était une expression propre, toute cette longue chaîne de sophismes puérils, où chaque ligne est un abus de mots et une ignorance des choses, appartient en propre

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