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ne sera pas moins de quatre-vingt mille francs? Hélas! vous croyez bien que je n'ai pas d'impatience de l'avoir; et cent mille francs de Bourgogne : voilà qui est venu depuis que vous êtes mariée; le reste, c'est cent mille écus en me mariant, dix mille écus depuis de M. de Châlons, et vingt mille francs des petits partages de certains oncles 1. Mais n'admirez-vous pas où l'ennui me jette, ma chère enfant? Je ferois bien mieux de vous dire combien je vous aime tendrement, combien vous êtes les délices de mon cœur et de ma vie, et ce que je souffre tous les jours, quand je fais réflexion en quel endroit la Providence vous a placée. Voilà de quoi se compose ma bile je souhaite que vous n'en composiez point la vôtre; vous n'en avez pas besoin dans l'état où vous êtes; vous avez un mari qui vous adore rien ne manque à votre grandeur; tâchez seulement de faire quelque miracle à vos affaires, afin que le retour de Paris ne soit retardé que par les devoirs de votre charge, et point par nécessité. Voilà qui est bien aisé à dire, je voudrois qu'il le fût encore plus à faire; les souhaits n'ont jamais été défendus. On me

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Il s'agissoit de la succession de Claude Fremiot, président au parlement de Bourgogne, et de Jacques de Neuchèse, évêque de Châlons. (Voyez la note de la lettre du 10 avril 1670, et la notice de Cl.-Xav. Girault, Pièces préliminaires, tom. I). G. D. S. G.

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mande que madame de Valavoire 1 est à Paris, et qu'elle ne peut se taire de votre beauté, de votre politesse, de votre esprit, de votre capacité, et même de votre coiffure que vous avez devinée, et que vous exécutez comme au milieu de la cour. Madame de La Troche et moi -nous avons l'honneur de vous l'avoir assez bien représentée, pour vous mettre à portée de faire ce petit miracle. Elle est encore à Paris, cette Troche; elle ira vers la fin de ce mois chez elle; pour moi je ne sais encore ce que me feront les états; je crois que je m'enfuirai de peur d'être ruinée. C'est une belle chose que d'aller dépenser quatre ou cinq cents pistoles en fricassées et en diners pour l'honneur d'être la maison de plaisance de M. et de madame de Chaulnes, de madame de Rohan, de M. de Lavardin, et de toute la Bretagne, qui, sans me connoître, pour le plaisir de contrefaire les autres, ne manqueroit pas de venir ici : nous verrons. Je regrette seulement de quitter M. d'Harrouïs, et cette maison où je n'aurai pas, encore fait la moitié des affaires que j'y ai. Au reste, ma fille, une de mes grandes envies, ce seroit d'être dévote; j'en tourmente La Mousse tous les jours; je ne suis

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Marie Amat, femme de François-Auguste de Valavoire-deVaulx, lieutenant général des armées du roi. Elle étoit sœur de la marquise de Buzenval et de madame de Forbin-Soliers. M.

☛ ni à Dieu, ni au diable: cet état m'ennuie, quoiqu'entre nous je le trouve le plus naturel du monde. On n'est point au diable parce qu'on craint Dieu, et qu'au fond on a un principe de religion; on n'est point à Dieu aussi, parce que sa loi paroît dure, et qu'on n'aime point à se détruire soi-même cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m'étonne point du tout: j'entre dans leurs raisons; cependant Dieu les hait il faut donc sortir de cet état, et voilà la difficulté. Mais peut-on jamais être plus in sensée que je le suis en vous écrivant à l'infini toutes ces rapsodies? Ma chère enfant, je vous demande excuse à la mode du pays; je cause avec vous, cela me fait plaisir : gardez-vous bien de me faire réponse; mandez-moi seulement des nouvelles de votre santé; avec un demi-brin de vos sentiments, pour me faire voir si vous êtes contente et si vous vous plaisez à Grignan: voilà tout. Aimez-moi; quoique nous ayons tourné ce mot en ridicule, il est naturel, il est bon; et pour moi, je ne vous dirai point si je suis à vous, ni de quel coeur, ni avec quelle tendresse véritable. J'embrasse le Comte. Notre abbé et La Mousse vous adorent.

LETTRE CLXVII.

DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, dimanche 14 juin 1671.

Je comptois recevoir vendredi deux de vos lettres à-la-fois; et comment se peut-il que je n'en aie seulement pas une? Ah! ma fille, de quelque endroit que vienne ce retardement, je ne puis vous dire ce qu'il me fait souffrir. J'ai mal dormi ces deux nuits passées; j'ai renvoyé deux fois à Vitré, pour chercher à m'amuser de quelque espérance; mais c'est inutilement. Je vois par-là que mon repos est entièrement attaché à la douceur de recevoir de vos nouvelles. Me voilà insensiblement tombée dans la radoterie de Chesières : je comprends sa peine si elle est comme la mienne; je sens ses douleurs de n'avoir pas reçu cette lettre du 27: on n'est pas heureux quand on est comme lui; Dieu me préserve de son état; et vous, ma fille, préservezm'en sur toutes choses. Adieu, je suis chagrine, je suis de mauvaise compagnie; quand j'aurai reçu de vos lettres, la parole me reviendra. Quand on se couche, on a des pensées qui ne sont que gris-brun, comme dit M. de La Rochefoucauld; et la nuit elles deviennent tout-à-fait noires : je sais qu'en dire.

LETTRE CLXVIII.

DE MADAME DE sévigné a m. d'HACQUEVILLE 1.

Aux Rochers, juin 1671.

Je vous écris avec un serrement de cœur qui me tue, je suis incapable d'écrire à d'autres qu'à vous, parce qu'il n'y a que vous qui ayez la bonté d'entrer dans mes extrêmes tendresses. Enfin, voilà le second ordinaire que je ne reçois point de nouvelles de ma fille : je tremble depuis la tête jusqu'aux pieds, je n'ai pas l'usage de raison; je ne dors point, et si je dors, je me réveille avec des sursauts qui sont pires que de ne pas dormir. Je ne puis comprendre ce qui empêche que je n'aie des lettres comme j'ai accoutumé. Dubois me parle de mes lettres qu'il envoie trèsfidèlement; mais il ne m'envoie rien, et ne donne point de raison de celles de Provence; mais, mon cher Monsieur, d'où cela vient-il ? Ma fille ne m'écrit-elle plus? Est-elle malade? Me prend-on mes lettres? car, pour les retardements de la poste, cela ne pourrait pas faire un tel désordre. Ah! mon Dieu, que je suis malheureuse de n'avoir personne avec qui pleurer!

' Recueil des lettres inédites conservées au château d'Epoisses. Cette lettre est sans date. (Propriété de l'éditeur.)

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