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LETTRE CXLV.

DE MADAME DE SÉVIGNÉ A MADAME DE GRIGNAN.

A Paris, vendredi 10 avril 1671.

I

Je vous écrivis mercredi par la poste, hier matin par Magalotti, aujourd'hui encore par la poste; mais hier au soir je perdis une belle occasion. J'allai me promener à Vincennes, en famille et en Troche 1; je rencontrai la chaîne des galériens, qui partoit pour Marseille; ils arriveront dans un mois. Rien n'eût été plus sûr que cette voie; mais j'eus une autre pensée; c'étoit de m'en aller avec eux. Il y a un certain Duval 2, qui me parut homme de bonne conversation. Vous les verrez arriver, et vous auriez été fort agréablement surprise de me voir pêle-mêle avec une troupe de femmes qui vont

I Avec madame de La Troche, son amie. D. P.

2 Si on peut s'en rapporter quelquefois au fatras épistolaire du docteur Guy-Patin, il paroît que ce certain Duval étoit un valet-de-pied de la princesse de Condé, qui venoit d'être condamné aux galères pour s'être battu en duel avec un jeune Rabutin, page de la même princesse; mais le crime de Duval étoit accompagné de circonstances plus graves qu'un simple duel, suivant une lettre de madame de Montmorency adressée au comte de Bussy. (Voyez la lettre de madame de Sévigné, du 23 janvier 1671.) G. D. S. G.

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avec eux. Je voudrois que vous sussiez ce que m'est devenu le mot de Provence, de Marseille, d'Aix; le Rhône seulement, ce diantre de Rhône, et Lyon, me sont de quelque chose. La Bretagne et la Bourgogne me paroissent des pays sous le pôle, où je ne prends aucun intérêt ; il faut dire comme Coulanges: O grande puissance de mon orviétan! Vous êtes admirable, ma fille, de mander à l'abbé de m'empêcher de vous faire des présents: quelle folie! hélas! vous en fais-je? Un pouvoir au-dessus du sien m'empêche de vous en faire comme je voudrois. Vous appelez des présents les gazettes que je vous envoie: vous ne m'ôterez jamais de l'esprit l'envie de vous donner; c'est un plaisir qui m'est sensible, et dont vous feriez très-bien de vous réjouir avec moi, si je me donnois souvent cette joie cette manière de me remercier m'a extrêmement plu.

Vos lettres sont admirables, on jureroit qu'elles ne vous sont pas dictées par les dames du pays où vous êtes. Je trouve que M. de Grignan, avec tout ce qu'il vous est déjà, est encore votre vraie bonne compagnie; c'est lui, ce me semble, qui vous entend; conservez bien la joie de son cœur par la tendresse du vôtre, et faites

I

1 L'abbé de Coulanges, qui passoit sa vie avec madame de Sévigné, sa nièce. D. P.

votre compte que si vous ne m'aimiez pas tous deux, chacun selon votre degré de gloire, en vérité, vous seriez des ingrats. La nouvelle opinion, qu'il n'y a point d'ingratitude dans le monde, par les raisons que nous avons tant discutées, me paroît la philosophie de Descartes, et l'autre est celle d'Aristote : vous savez l'autorité que je donne à cette dernière; j'en suis de même pour l'opinion de l'ingratitude : ceux qui disputent qu'il n'y en a pas voudroient être juges et parties. Vous seriez donc une petite ingrate, ma fille; mais, par un bonheur qui fait ma joie, je vous en trouve éloignée, et cela fait aussi que, sans aucune retenue, je m'abandonne d'une étrange façon à m'approuver dans les sentiments que j'ai pour vous. Adieu, ma très-aimable; je m'en vais fermer cette lettre; je vous en écrirai encore une ce soir, où je vous rendrai compte de ma journée. Nous espérons tous les jours louer votre maison; vous croyez bien que je n'oublie rien de ce qui vous touche : je suis, sur cela, comme les gens les plus intéressés sont pour eux-mêmes.

LETTRE CXLVI.

DE MADAME de SévignÉ A MADAME DE GRIGNAN.

Vendredi au soir, 10 avril 1671.

Je fais mon paquet chez M. de La Rochefoucauld qui vous embrasse de tout son cœur. Il est ravi de la réponse que vous faites aux chanoines 1 et au père Desmares : il y a plaisir à vous mander des bagatelles, vous y répondez très-bien. Il vous prie de croire que vous êtes encore toute vive dans son souvenir; s'il apprend quelques nouvelles dignes de vous, il vous les fera savoir. Il est dans son hôtel de La Rochefoucauld, n'ayant plus d'espérance de marcher; son château en Espagne, c'est de se faire porter dans les maisons, ou dans son carrosse pour prendre l'air; il parle d'aller aux eaux : je tâche de l'envoyer à Digne, et d'autres à Bourbon. J'ai été chez Mademoiselle, qui est toujours malade; j'ai dîné en bavardin 2, mais si purement que j'en ai pensé mourir; tous nos commensaux nous ont fait faux bond; nous n'avons fait que bavardiner,

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2 Chez madame de Lavardin, qui aimoit extrêmement les

nouvelles. D. P.

et nous n'avons point causé comme les autres

jours.

Brancas versa, il y a trois ou quatre jours dans un fossé; il s'y établit si bien, qu'il demandoit à ceux qui allèrent le secourir ce qu'ils désiroient de son service: toutes ses glaces étoient cassées, et sa tête l'auroit été s'il n'étoit plus heureux que sage : toute cette aventure n'a fait aucune distraction à sa rêverie. Je lui ai mandé ce matin que je lui apprenois qu'il avoit versé, qu'il avoit pensé se rompre le cou, qu'il étoit le seul dans Paris qui ne sût point cette nouvelle, et que je lui en voulois marquer mon inquiétude: j'attends sa réponse. Voilà madame la comtesse (de Fiesque) et Briole, qui vous font trois cents compliments. Adieu, ma très-chère enfant, je m'en vais fermer mon paquet. Comme je suis assurée que vous ne doutez point de mon amitié, je ne vous en dirai rien ce soir.

MADAME DE FIESQUE.

Madame la Comtesse 1 ne peut pas voir une lettre qui vous va trouver sans y mettre quelque chose du sien, quand ce ne seroit qu'un compli

1 Gillonne d'Harcourt, veuve du marquis de Piennes, épousa en secondes noces Charles-Léon, comte de Fiesque. Elle mourut en 1699, âgée de 80 ans. On la connoissoit dans le monde sous le nom de madame la Comtesse. M.

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