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harmonies végétales, et je passerais de là à la description de quelque paysage; je n'y admettrais pas le moindre habitant, pas même un insecte. Dès qu'un animal paraît au sein de la puissance végétale, il attire à lui toute notre attention, parce qu'il a plus de rapports avec nous. Je ne les occuperais pas, comme dans nos anciens colléges, à des traductions éternelles ou à de stériles amplifications; mais je leur montrerais d'abord l'ordre harmonique et simple, suivant lequel ils doivent disposer leur sujet, en y mettant successivement les éléments et les végétaux; ensuite, après les avoir familiarisés avec un certain nombre d'expressions et de tours agréables, je leur dirais : Vous savez maintenant décrire ce que vous voyez, et votre palette est suffisamment chargée de couleurs : allez donc dessiner et peindre. Si votre ame est sensible, votre pinceau sera immortel. Sentez et écrivez, vous serez sûrs d'inspirer de l'intérêt. Je choisirais une belle matinée du printemps pour essayer leur goût. Pendant que les jeunes filles, au milieu des fleurs d'une prairie, s'amuseraient à en faire des bouquets, des guirlandes, des chapeaux, leurs jeunes compagnons s'occuperaient à les décrire. Parmi ceux-ci, les plus habiles feraient une description d'une partie du paysage qui les environne. Après l'avoir orienté sur le soleil, et avoir peint le ciel, les eaux, les collines et les arbres, s'ils ne peuvent placer une naïade à la source d'un ruisseau, qu'ils y peignent quelques-uns des rayons de l'intelligence et de la bonté divine. Il n'est pas

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douteux que le séjour d'une divinité, dans les sages des anciens poêtes, n'y versât des influences célestes, qui en faisaient des lieux enchantés. Les prairies paraissaient plus gaies avec les danses des nymphes; et les forêts, peuplées de vieux sylvains, plus majestueuses. Mais, si la raison ne nous montre plus de divinités dans chaque ouvrage de la nature, elle nous montre aujourd'hui chaque ouvrage de la nature dans la Divinité. Éclairée par le génie des grands philosophes et par l'expérience des siècles, elle nous fait voir qu'un Être infini en durée, en puissance, en intelligence et en bonté, a mis un ensemble dans toutes les parties du monde, et les balance par des contraires. La vérité a maintenant pour nous plus de charmes et de merveilles que la fable. La métamorphose d'une chenille velue en brillant papillon est au moins aussi surprenante, et sans doute plus agréable que celle de Philomèle en rossignol. Une simple fleur est un témoignage de la Providence divine. Elle est en harmonie avec tous les éléments, comme un paysage entier; elle l'est avec le soleil, par les réverbères de ses pétales; avec l'air, par les paravents de son calice; avec les pluies, par les aqueducs de ses feuilles; avec la terre, par les cordages de ses racines. Mais c'est surtout en rapportant les végétaux aux besoins des êtres sensibles, que se manifestent leurs plus touchantes harmonies. Le nid d'une fauvette est défendu par un buisson épineux, et celui de la tourterelle par la hauteur de l'arbre au sommet duquel il est posé. Les familles des

hommes, étant les plus faibles, sont les mieux protégées: une haie, hérissée d'églantiers et de ronces, entoure leur chaumière; un chien fidèle, dont la gueule est bordée de dents plus tranchantes que des épines, veille nuit et jour à leur conservation. Cependant des nichées d'enfants se réjouissent en paix au sein des prairies et sous l'ombre des vergers.

On apprend aux enfants à parler, mais on ne leur apprend point à mettre en ordre leurs idées. Les rudiments et les traités de grammaire et de logique ne leur conviennent point, parce qu'ils ne leur présentent que des idées abstraites. Pour former leur style, il faut leur montrer d'abord des modèles agréables dans de bons écrivains, on leur en développera ensuite le mécanisme : il sera facile alors de les exercer à rendre d'une manière simple et intéressante ce qu'ils ont vu et pensé. Si le plaisir précède la leçon, il ne tardera pas à la suivre. Il leur en resterait toujours beaucoup, quand ils ne conserveraient que de l'affection pour les premiers objets de leurs études. Souvent ils ne nous inspirent que de la haine, par les larmes qu'ils nous ont fait verser dans l'enfance; mais, quand nous y avons trouvé des images riantes du bonheur, ou des consolations, nous y revenons étant hommes. Plusieurs personnes ont fait les délices de leur vie d'un Homère, d'un Virgile, d'un Horace, parce que ces poètes avaient fait celles de leur adolescence. Nous aimons à nous accoler à un auteur favori: c'est une colonne qui nous soutient contre les tempêtes du monde.

Jean-Jacques portait présque toujours le Tasse avec lui. Un jour, après une brouillerie qui m'en avait éloigné pendant quelques semaines, nous nous rencontrâmes tête à tête dans un café des Champs-Élysées. C'était précisément dans un petit pavillon du jardin de l'ancien hôtel d'Elbeuf, qui avait servi autrefois de cabinet de bains à la marquise de Pompadour; ce que je remarque à cause de l'étrangeté du site. Nous étions seuls. Après nous être salués, sans nous rien dire, il entama le premier la conversation. On vante beaucoup aujourd'hui, me dit-il, la perfection de nos arts; mais voici un petit livre relié, depuis plus de trente ans, en parchemin : il est aussi frais que s'il était neuf. Quel est ce livre? lui dis-je. C'est, me répondit-il, le Tasse, que j'aime beaucoup. Vous le traitez sans doute, repris-je, comme vos amis, vous n'en faites pas souvent usage? Il se mit à rire, et me dit : Je le porte très-souvent dans ma poche. Alors il m'en fit l'éloge; il m'en cita plusieurs strophes, entre autres celle du tableau d'une armée mourante de soif, et quelques-unes de l'épisode touchant d'Olinde et Sophronie. Je lui opposai, de mon côté, Virgile et quelques passages des amours malheureuses de Didon. Il convint de leurs grandes beautés; mais il ajouta qu'il préférait Armide à Didon, parce qu'il trouvait qu'elle était plus femme. Après cette aimable conversation, nous fûmes nous promener ensemble, meilleurs amis qu'auparavant. Cet excellent homme n'avait point de ressentiment; jamais il ne m'a dit de mal de ses plus grands en

nemis tous ses défauts étaient dans sa tête, souvent troublée par le ressouvenir de ses malheurs passés, et par la crainte des malheurs à venir. Le Tasse n'était pas le seul livre où il avait cherché des consolations; il en avait trouvé beaucoup, dès son enfance, dans les Hommes illustres de Plutarque. Ce fut le seul livre de sa bibliothèque qu'il se réserva, quand le besoin le força de la vendre. Sur la fin de ses jours, il s'était fait un petit livre de quelques feuilles de l'Ancien et du Nouveau Testament: c'étaient, entre autres, celles de l'Ecclésiaste et du Sermon sur la montagne. Il le portait toujours avec lui; mais il me dit un jour, avec chagrin, qu'on le lui avait volé.

Les ames aimantes cherchent partout un objet aimable qui ne puisse plus changer, elles croient le trouver dans un livre; mais je pense qu'il vaut mieux, pour elles, s'attacher à la nature qui, comme nous, change toujours. Le livre le plus sublime ne nous rappelle qu'un auteur mort, et la plus humble plante nous parle d'un auteur toujours vivant; d'ailleurs, le meilleur ouvrage sorti de la main des hommes peut-il égaler jamais celui qui est sorti de la puissance de Dieu? L'art, peut produire des milliers de Théocrites et de Virgiles, mais la nature seule crée des milliers de paysages nouveaux en Europe, en Afrique, aux Indes, dans les deux mondes. L'art nous ramène en arrière dans un passé qui n'est plus; la nature marche avec nous en avant, et nous porte vers un avenir qui vient à nous. Laissons-nous donc aller comme

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