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« nos malheureux citoyens! voilà ceux pour qui nous avons semé « nos champs ! »

par

Mélibée relève, par ce contraste, le paysage intéressant de sa patrie, et il ajoute à ses sites les regrets de son bonheur passé, qui produisent de nouvelles images. Tityre, pour le consoler, l'engage à se reposer, la nuit, dans sa maison, et à y accepter un repas champêtre :

«

Hic tamen hanc mecum poteris requiescere noctem
Fronde super viridi: sunt nobis mitia poma,
Castanea molles, et pressi copia lactis.

Et jam summa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Cependant vous pourrez vous reposer ici cette nuit avec moi « sur une verte feuillée; nous avons des pommes douces, des châtai«gnes tendres et des fromages en abondance. Déjà les fumées s'é«lèvent at loin des toits des hameaux, et les ombres des hautes «montagnes grandissent au fond des vallées.

Le poète donne ici le coup de lumière sur son paysage. Il l'éclaire des derniers rayons du soleil couchant; ou plutôt, comme le sujet en est tout mélancolique, il n'y exprime que des ombres, et les approches du froid de la nuit, par la condensation des fumées. Non-seulement il y caractérise l'heure du jour, mais aussi le mois de l'année, qui est à peu près celui d'octobre, temps où l'on recueille en Italie les pommes et les châtaignes, et où l'on fait les provisions de fromage pour l'hiver. Il en détermine aussi le șite, qui était dans le voisinage des Apennins. C'est ce qu'exprime le dernier vers:

Majoresque cadunt altis de montibus umbræ.

Lorsqu'un paysage ne renferme précisément que les puissances primitives, il a le caractère d'une solitude profonde, et même une teinte de mélancolie, quelque agréable qu'il soit d'ailleurs. C'est ce que nous pouvons voir en prenant, au hasard, des vers où Virgile n'exprime que les rapports de quelques arbres avec différents sites. Tels sont ces deux vers de la septième églogue:

«

Fraxinus in sylvis pulcherrima, pinus in hortis,
Populus in fluviis, abies in montibus altis.

«Le frêne est très-beau dans les bois, le pin dans les jardins, le peuplier sur les bords des fleuves, le sapin au sommet des hautes montagnes, »

Quoiqu'il n'y ait ici que des contrastes physiques, le poète en emploie cependant de nouveaux en mettant chaque végétal au singulier et leurs sites au pluriel, afin d'agrandir son horizon. S'il avait mis les végétaux au pluriel et les sites au singulier, ceux-ci n'auraient plus eu la même étendue. Il aurait circonscrit ses différentes scènes s'il avait dit : « Les frênes sont très-beaux dans <«< un bois, les pins dans un jardin, les peupliers « sur le bord d'un fleuve, les sapins au sommet «d'une haute montagne. >>

Il peint encore d'une plus large manière lorsqu'il met à la fois les arbres et leurs sites au pluriel, *comme dans ces vers des Géorgiques *:

Fluminibus salices, crassisque paludibus alni

Nascuntur; steriles saxosis montibus orni:

*Liv. 11, vers 1 10.

α

Littora myrtetis lætissima: denique apertos

Bacchus amat colles, aquilonem et frigora taxi.

« Les saules naissent sur le bord des fleuves et les aunes dans les << marais limoneux; les ormes stériles sur les monts couverts de roches. Les myrtes donnent aux rivages un aspect riant. Enfin les « vignes aiment les collines sans ombrage, et les ifs l'aquilon et ses « glaces.

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Observons d'abord que Virgile fait contraster les arbres avec les arbres, et les sites avec les sites, pour produire plus d'effet par leur opposition. Ainsi, dans le premier exemple, il oppose le frêne au pin, le peuplier au sapin, les bois aux jardins, les fleuves aux montagnes. Dans le second, il fait contraster les saules à l'ombrage léger, et les aunes au feuillage épais; l'orme et le myrte, les vignes et les ifs. Il en est de même des sites. Il oppose les fleuves aux marais stagnants, les monts hérissés de roches aux grèves sablonneuses; les collines exposées au soleil, aux lieux âpres, battus des vents du nord: mais il fait consonner les arbres avec leurs paysages pour en étendre les perspectives. Les graces et l'étendue naissent des consonnances comme les caractères viennent des contrastes. En effet, le frêne a je ne sais quelle analogie avec les bois par sa verdure bleuâtre qui se perd dans les cieux, et le pin avec les jardins; le peuplier par ses feuilles murmurantes, avec le cours des fleuves; le sapin pyramidal, avec les hautes montagnes souvent terminées par des grès. Les acanthes, dont le vert est glauque, ont des affinités avec l'eau azurée des fleuves; les ormes stériles, avec les roches; les

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myrtes, arbrisseaux de Vénus, avec les rivages de la mer qui l'ont vue naître; les vignes serpentantes en arcades, avec les courbes des collines; et les ifs hérissés, avec les givres de l'aquilon.

Mais nous parlerons de ces genres de contrastes et de convenances aux harmonies morales. Il me suffit de faire observer que l'absence de tout être animé dans un grand paysage y répand une mélancolie sublime. Il semble alors qu'on n'y soit qu'avec Dieu et la nature. C'est un effet que j'ai souvent éprouvé dans mes promenades solitaires. J'ai tâché de le rendre dans le paysage qui sert de frontispice à ma pastorale de Paul et Virginie, afin d'y annoncer d'avance les caractères et les malheurs de ces deux amants infortunés. Pour remplir ce but, j'y ai introduit quelques fabriques humaines, le Port-Louis au loin, et des cabanes ruinées dans le voisinage; mais je ne doute pas que je ne l'eusse rendu plus sauvage et plus romantique, si je n'y avais peint que les puissances primitives de la na

ture.

Au reste, Virgile, qui se propose un but opposé dans ses églogues, met dans tous ses paysages des êtres animés, pour leur donner du mouvement et de la vie des abeilles, des cigales, des oiseaux, des troupeaux, des bergers, et même des dieux. Il est très-remarquable que parmi ses interlocuteurs il n'introduit point de bergères. Il y est cependant souvent question de leurs amours; mais elles sont toujours hors de la scène. Nous en dirons bientôt la raison, dont je ne sache pas que ses com

mentateurs se soient jamais occupés, quoiqu'ils l'aient ressassé de toutes les manières. Pour moi, malgré la vénération et l'amour que je lui porte, je ne balance pas à dire qu'il a privé ses églogues de leur plus grand charme, en en bannissant les femmes. Les plus touchantes harmonies qu'il y ait dans la nature sont celles des deux sexes, comme frère et sœur, comme amant et amante, comme époux et épouse, comme père et mère. Gessner les a saisies, et elles font le principal mérite de ses Pastorales, bien inférieures, au reste, à celles de Virgile, par le coloris et la touche du pinceau.

Cependant, je ne puis me résoudre à condamner un poète aussi naturel et aussi sensible, sans chercher à le justifier. Comment a-t-il pu manquer de goût dans le choix et l'ensemble de ses sujets, lorsqu'il en a tant dans les détails? Pourquoi celui qui a peint dans l'Énéide, au milieu des guerriers, tous les charmes de Vénus, et les amours passionnées de Didon, s'est-il abstenu de mettre des femmes en scène avec des bergers qui chantent leurs amours? Il n'y en a pas une seule qui soit en action dans ses dix églogues. Il y est souvent question d'elles, mais elles sont reléguées au fond du tableau, comme des objets tragiques qui pourraient blesser la vue. J'oserai hasarder ici mes conjectures sur une aussi étrange réserve : je l'attribue uniquement aux mœurs de son pays et de son temps, qui séparaient, dans l'éducation, les garçons d'avec les filles. Il en résultait des affections platoniques, souvent très-dangereuses, comme dans nos édu16

B. I.

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