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peu fertiles, entourés de mers orageuses. Mais ils ont trouvé l'art d'employer à leur nourriture quantité de plantes marines, que nous négligeons au point que la plupart des nôtres sont inconnues, même à nos botanistes. Elles ne nous servent qu'à engraisser nos champs, lorsque les tempêtes les ont jetées sur nos rivages. Toutefois, une multitude de plantes et de fruits qui font aujourd'hui nos délices, comme le thé, le café, le cacao et notre olive, ont des amertumes ou des goûts acerbes et insupportables qu'ils ne perdent que par certaines préparations. Nous ne pourrions même user de nos légumes et de nos grains tels que la nature nous les donne, si nous ne les convertissions en aliments par la mouture, la mouture, les levains, la boulangerie, l'ébullition, la cuisson et les assaisonnements. Puisque nous sommes obligés d'employer beaucoup d'apprêts pour manger les végétaux de la terre, pourquoi n'en tenterions-nous pas d'autres, comme les Japonais, pour faire usage de ceux de la mer? Mais nous n'avons pas besoin de ces res‐ sources pour mener, dès à présent, une vie pythagoricienne très-agréable. Plusieurs hommes de la Grèce, illustres par leur courage, leur génie et leurs vertus, l'ont embrassée dans des temps où les richesses végétales de l'Europe étaient bien moins nombreuses qu'aujourd'hui. Tels ont été Ocetès, qui, le premier, trouva le mouvement de la terre autour du soleil; Architas, Tarentin, qui inventa la sphère, et qui fut si renommé en Sicile la douceur de son gouvernement; Lysis, ami

par

et instituteur d'Épaminondas; enfin, Épaminondas lui-même, le plus grand homme de guerre et le plus vertueux des Grecs. Pourrions-nous nous plaindre de la nature, à présent que toutes les parties du monde ont enrichi nos champs, nos jardins et nos vergers, je ne dis pas seulement de légumes savoureux, mais de fruits exquis? Nous y voyons paraître successivement les fraises des Alpes, les cerises du royaume de Pont, les abricots de l'Arménie, les pêches de la Médie, les figues de l'Hyrcanie, les melons de Lacédémone, les raisins de l'Archipel, les poires et les noix de l'île de Crète, les pommes de la Normandie, les châtaignes de la Sicile et les pommes de terre de l'Amérique septentrionale. Flore et Pomone parcourent dans nos climats le cercle de l'année, et en enchaînent tous les mois autour de notre table par des guirlandes de fleurs et de fruits.

Mais quand nous serions relégués jusqu'aux extrémités du nord, dans ces contrées où il n'y a plus ni printemps ni automne, les dons de Cérès et de Palès suffiraient encore pour y rendre notre vie commode et innocente. Je me souviens que lorsque je servais en Russie dans le corps du génie, en faisant la reconnaissance des places de la Finlande russe avec le général du Bosquet, chef des ingénieurs, nous aperçûmes les débris d'une cabane et les sillons d'un petit champ au milieu des rochers et des sapins. C'était à une lieue de Wilmanstrand, petite ville située vers le 61o degré de latitude nord. Mon général, qui connaissait

beaucoup la Finlande, où il s'était marié, me raconta que ce champ avait été cultivé par un officier français au service de Charles XII, et ensuite prisonnier des Russes à la bataille de Pultawa. Cet officier avait fixé son habitation dans ce désert, où la terre, couverte de neige pendant six mois et de roches toute l'année, ne rendait à ses cultures qu'un peu d'orge, des choux et de mauvais tabac. Il avait une vache dont il allait vendre le beurre tous les hivers à Pétersbourg. M. de La Chétardie, ambassadeur de France, le fit inviter plusieurs fois à le venir voir en lui promettant de l'emploi dans sa patrie, et de lui donner les moyens d'y retourner; il se refusa constamment à ses invitations et à ses offres. Il avait oublié entièrement sa langue maternelle, mais il entendait toujours celle de la nature. Il avait épousé la fille d'un paysan finlandais, et il ne manqua à son bonheur que d'en avoir des enfants. Je savais déjà que beaucoup d'Européens avaient embrassé en Amérique la vie des Sauvages, et que jamais aucun Sauvage n'avait renoncé à l'Amérique pour adopter les mœurs des Européens. Mais, de tous ces exemples, je n'en ai trouvé aucun d'aussi frappant que celui d'un Français qui préféra la vie laborieuse et obscure d'un paysan de la froide et stérile Finlande, à la vie oisive et brillante d'un officier, sous le doux climat de la France. La pauvreté et l'obscurité sont donc bonnes à quelque chose, puisqu'en nous entourant d'elles nous pouvons trouver la liberté au sein d'un gouvernement despotique, tandis que la fortune et la

célébrité souvent nous couvrent de chaînes au milieu d'une république. Je l'avoue, les ruines de cette petite cabane, entourée de sillons moussus, m'ont laissé des impressions plus profondes et des ressouvenirs plus touchants que le palais impérial de Pétersbourg, avec ses huit cents colonnes et ses vastes jardins; palais rempli, comme tous les palais du monde, de jouissances vaines et de soucis cruels. Je me représente encore cette petite habitation de la Finlande au milieu des roches, sur la lisière d'une forêt de sapins près du lac de Wilmanstrand, n'offrant dans un été fort court que quelques gerbes d'orge à la bêche de son cultivateur, mais lui ayant donné en tout temps la liberté, la sécurité, le repos, l'innocence et un asile assuré à la foi conjugale.

Cependant, quelque stérile que soit une région où la terre laisse entrevoir ses fondements de granit au même niveau que les sommets des Alpes, j'y ai vu des cerisiers et des groseillers y faire briller leurs rubis; les lisières même des bois y sont tapissées de fraisiers, de myrtilles, de kloukvas et de champignons comestibles. Combien d'arbres fruitiers de nos climats, et même de pays plus méridionaux, peuvent résister à ses hivers, puisque l'arbre au vernis du Japon, le mûrier à papier de la mer du Sud, et plusieurs autres des pays chauds, plantés dans nos jardins, n'ont pas succombé à des froids de 18 à 20 degrés, ainsi que nous l'avons éprouvé dans les rudes hivers de 1794 et de 1799! Comment la nature se refuserait-elle, en Finlande,

aux essais des naturalistes, puisqu'elle a fait naître sous son ciel Linnée le plus éclairé de tous? Au reste, que de mets et de boissons se tirent des seules préparations des blés, dont chaque climat peut produire au moins une espèce! L'orge vient en Finlande tout au plus en trois mois, par un été plus chaud que celui de l'équateur. Que de légumes et de grains exotiques pourraient y croître dans le même espace de temps!

Non-seulement la nature nous a donné des végétaux en harmonie avec tous nos besoins phy siques, mais elle en a produit en rapport avec nos jouissances morales, et qui en sont devenus les symboles par la durée de leur verdure, tels sont le laurier pour la victoire, l'olivier pour la paix, le palmier pour la gloire. Elle en a fait croitre dans tous les sites qui, par leurs attitudes mélancoliques et religieuses, semblent destinés à nos funérailles. Je parle, non de ceux qui servaient au bûcher des morts chez les peuples qui les brûlaient, comme les Romains, car tous y sont propres, mais de ceux qui servaient, par leurs parfums, à les aromatiser, ou, par leurs formes, à décorer leurs tombeaux.

Dans les premiers, les Égyptiens employaient des sucs et des résines tirés de la myrrhe, du nard, du cinnamome et du baume même : d'où est venue l'expression d'embaumer. Ils sont parvenus, par ces moyens, à préserver de la corruption les corps de leurs aïeux, et à en faire des momies qui ont la solidité et la durée des rochers. Les Turcs mettent

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