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point dans l'intérieur des terres. On met, aux Indes, du sel marin dans les trous où l'on plante ses fruits, afin de les faire germer promptement. Ils se plaisent dans le sable des bords de la mer, dont ils se font une base solide au moyen d'une multitude de longs filaments qui composent leurs racines. Leurs formes carénées les rendent propres à voguer à de grandes distances du rivage, et jusqu'au sein des mers, où leur grosseur et leur couleur fauve les font aisément distinguer à la surface des flots azurés. D'un autre côté, le noyer, chez nous, aime à croître sur les bords des rivières, et l'humble coudrier sur ceux des ruisseaux. Sa noisette flotte et vogue ainsi que le coco. Tel rivage, tel arbre. Pour juger donc des harmonies d'un fruit, il faut connaître celles qu'il a avec le sol où il croît, le végétal qui le porte, les animaux et les hommes qui s'en nourrissent.

Si les fruits durs annoncent leur maturité par le bruit de leur chute, ceux qui sont mous la manifestent par leurs parfums. Les premiers n'ont presque point d'odeur, et les seconds, pour l'ordinaire, en ont beaucoup. La raison de cette différence vient, je crois, de ce que les premiers fruits peuvent rester long-temps sur la terre sans se pourrir; les seconds avertissent l'odorat qu'il faut se hater de les cueillir. L'odorat est un goût anticipé; il juge, par des rapports incompréhensibles, si l'aliment convient à l'estomac : ses instincts sont plus sûrs que tous les raisonnements de la médecine. La botanique ne peut donc déterminer, par

ses méthodes ordinaires, les qualités essentielles des plantes, c'est-à-dire, les rapports qu'elles ont avec notre vie, puisqu'elle n'appelle ni l'odorat ni le goût pour les caractériser.

Les dictionnaires botaniques manquent même de termes propres qui puissent exprimer les odeurs primitives. Elles sont cependant aussi variées que les couleurs, les formes, les mouvements et les sons, dont la nomenclature, d'ailleurs, est trèsbornée. On détermine les couleurs primitives par les noms de blanche, de jaune, de rouge, de bleue, de noire; les formes génératrices, par ceux de linéaire, de triangulaire, de ronde, d'elliptique, de parabolique; les mouvements primordiaux, par ceux de perpendiculaire, d'horizontal, de circulaire, d'elliptique et de parabolique; les sons, qui ne proviennent que du mouvement de l'air agité, par les noms d'aigu, de grave, de fermé, de circonflexe et de muet. Nous les retrouvons dans les différents sons de l'e, ou plutôt des cinq voyelles, dont les formes, dans l'alphabet romain, à l'exception de l'E, sont semblables à celles des formes génératrices mais les odeurs n'ont point de nom qui leur appartienne en propre; car les expressions de suave ou de fétide, qui en sont les extrêmes, n'en caractérisent aucune. Pour les désigner, il faut les rapporter directement aux végétaux qui les produisent. Ainsi, on dit une odeur de lilas, de giroflée, de fleur d'orange, de jasmin, de rose. Pour l'ordinaire, elles tirent leurs noms des fleurs qui les portent; il en est de même

de celles du musc, de la civette, qui appartiennent aux animaux dont elles portent les noms. Nous observerons ici que les parfums les plus odorants, ainsi que les couleurs les plus vives dans les végétaux, sont attachés à leurs fleurs, comme au lit nuptial de leurs amours. On les retrouve en partie dans les amours des êtres animés; car le musc, la civette, le castoréum, proviennent des parties sexuelles des animaux du même nom. L'ambre, dont on ignore l'origine, paraît engendré par la baleine. Enfin, les couleurs des oiseaux sont plus éclatantes dans la saison où ils deviennent amoureux. Il y en a même alors un grand nombre qui se revêtent de plumages nouveaux, et qui sont décorés d'épaulettes pourprées, de queues veloutées, d'aigrettes brillantes, comme d'habits destinés à leurs noces; ils brillent sur les arbres comme des fleurs. Mais nous nous occuperons, aux harmonies conjugales, des charmes dont s'embellissent les puissances de la nature à l'époque de leurs amours : ne sortons point ici de celles des végétaux et de l'homme. Quoique les parfums des fleurs soient d'une variété infinie, nous n'avons pu encore leur donner des noms primitifs. L'odeur de rose n'appartient pas seulement à la rose, mais à plusieurs sortes de bois, au fruit du jonc rose, au scarabée capricorne, etc. Il y a un grand nombre d'odeurs qu'on ne sait comment désigner. Nos notions à l'égard de l'odorat sont semblables à celles des animaux, qui connaissent les choses sans leur donner de nom : ce n'est pas la pire manière de

les étudier. Jean-Jacques me disait un jour qu'on pouvait être un grand botaniste sans savoir le nom d'une seule plante: on peut étendre cette idée bien plus loin. Il m'est arrivé, dans des promenades ou des sociétés nombreuses, de me lier d'amitié particulière avec des gens qui m'intéressaient, sans que j'aie jamais eu la curiosité de demander leurs noms: il me suffisait de connaître leur personne et leur visage. Ma réserve sur ce point venait aussi de prudence; je ne voulais pas que la calomnie, si commune parmi nous, vînt flétrir dans mon coeur un sentiment d'estime et d'amitié il suffit de mettre en évidence quelque affection secrète, pour en entendre dire du mal. Pour vivre heureux, il faut cacher ses jouissances. Je crois connaître assez bien un objet, quand il me donne du plaisir. J'étudie la nature et les hommes à la manière des animaux, avec mon seul instinct. Un chien, qui ignore souvent le nom de son maître, le connaît sous plus de rapports que ceux qui savent le mieux son nom. Il le suit à la piste, à travers les foules les plus épaisses, et il en distingue les émanations particulières d'avec celles des gens qui traversent son chemin. Quelques philosophes n'ont pas manqué, à cette occasion, d'exalter le chien aux dépens de l'homme, privé de cet avantage. Certainement un homme ne retrouverait pas son chien au milieu d'une meute par le simple flairer; mais, d'un autre côté, l'odorat si subtil du chien est indifférent à une multitude de parfums auxquels l'homme est très-sen

sible. Je crois, au reste, que chaque espèce d'odeur est en rapport avec l'odorat de quelque espèce d'animal, dont elle réveille l'instinct, mais que l'homme, sans en ressentir l'influence d'aussi loin, est affecté de toutes, sans exception. Quoiqu'elles soient très-variées, peut-être pourrait-on les réduire à cinq primitives, dont les autres ne seraient que des mélanges et des combinaisons. C'est ainsi que les couleurs, les formes, les mouvements et les sons peuvent se rapporter à cinq termes élémentaires; peut-être aussi les odeurs primitives sont-elles bien plus nombreuses: peut-être sontelles en rapport avec le cerveau, le sang, les nerfs, le suc gastrique et nos humeurs si variées. D'habiles anatomistes ont analysé les organes de la vuc et de l'ouïe, et aucun, que je sache, n'a développé le mécanisme de l'odorat. Ce qui nous est le plus intime nous est le moins connu.

Ce que j'ai dit des odeurs doit s'appliquer aux saveurs, aussi peu déterminées dans leur nomenclature. Les expressions de douce, d'apre, d'acide, ne les caractérisent point; celles de salée, d'amère, de sucrée, ne dérivent point proprement des saveurs, mais des matières qui les produisent, telles que le sel, l'eau de mer, le sucre. On est obligé encore de les rapporter aux végétaux, qui les renferment toutes dans leurs fruits, comme ils renferment toutes les couleurs et toutes les odeurs dans leurs fleurs. Ainsi, on dit un goût de vin, de poivre, d'amande ; mais on serait bien embarrassé, s'il fallait donner des noms primitifs à la saveur

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