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DE L'ÉDITEUR.

vrage,

UN seul livre bien fait suffit pour immortaliser son auteur. La Bruyère n'a composé que cet ouet la Bruyère est connu de tout le monde. Si l'on se persuadoit d'après cela que son livre est parfait, qu'il est exempt de tous défauts, du moins de ceux qui sont essentiels, on se tromperoit. Quelle est donc la source de la célébrité qu'il a méritée à son auteur? L'originalité de ses peintures, la fermeté de son pinceau, la vigueur de son style. D'ailleurs son ouvrage est décousu, ne présente aucun plan suivi et régulier, ses réflexions ne dépendent point les unes des autres. A quelque page qu'on ouvre le livre on peut lire sans avoir besoin, pour l'intelligence, de consulter ce qui précède. On peut dire avec raison qu'un homme qui écrit de cette manière, n'a pas la tenue nécessaire pour tracer et remplir un plan régulier. Malgré tant de défauts, on trouve dans la lecture de la Bruyère un charme inconnu qui attache, une philosophie profonde' qui donne beaucoup à penser, un style nerveux qui exprime correctement l'idée qu'il veut peindre, une connoissance exacte du coeur de l'homme et de l'esprit de la société, quelques traits d'un excellent comique? combien d'ouvrages réunissent autant de qualités ?

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Les efforts qu'on a faits pour imiter les caractères, n'ont servi qu'à prouver combien ils sont inimitables. Avant de s'attacher au même genre, il eût fallu être doué, comme lui, de ce coupd'œil perçant, qui pénétroit dans les plus profonds replis du cœur, de cette vigoureuse subtilité qui en saisissoit les mouvemens dans leur source, de cette énergie supérieure qui les a si profondément tracés, de ce génie enfin qui ne sauroit être que le résultat de la force des idées et de la chaleur du sentiment.

Le style de la Bruyère sera toujours un style original. Cet écrivain exprime les choses comme il les concevoit, et il les concevoit en en tirant, pour ainsi dire, toute la substance, et les rendoit ensuite dans toute leur vigueur.

Bien différent de ces esprits qui errent au hasard, voltigent sur tous les objets, l'imagination n'a jamais égaré sa plume. Il ne s'attachoit qu'à la nature, la peignoit sans effort; et les caractères, en s'offrant à lui tels qu'ils étoient en effet, acquéroient sous son pinceau une vigueur qui en faisoit ressortir toute la vérité. C'est à des observateurs de cette trempe qu'il appartient de peindre les mœurs. Point de précipitation, point d'enthousiasme, point de prévention, point de ces déclamations sèches et stériles, qui ne sont que les vapeurs de la misanthropie. L'auteur des caractères se borne à saisir

les objets, à les présenter, et les objets parlent d'eux-mêmes.

On a souvent essayé de transporter dans les ouvrages de morale ou de philosophie, sa manière de peindre et de s'exprimer. On a cru que des idées serrées, des phrases substantielles, des réticences factices rapprocheroient de ce modèle, et l'on n'a pas senti qu'en prenant un ton qui n'appartient véritablement qu'à lui, on tomboit dans la sécheresse, dans la froideur, dans l'obscurité. Pour paroître penser profondément, ce n'est pas assez de prétendre dire beaucoup de choses en peu de mots; la briéveté de l'expression doit s'allier à la clarté des idées; et c'est pour ne l'avoir pas fait, que plusieurs de nos écrivains célèbres sont quelquefois si obscurs et si entortillés. D'ailleurs la perfection du discours exige de la liaison dans les idées, de la variété dans les tours, de l'harmonie dans le style; et si on eût été convaincu de cette vérité, nous n'aurions pas tant de penseurs, dont les plus longs ouvrages peuvent se réduire en morceaux détachés, qu'il est facile de transposer à son gré, sans rien déranger de l'économie du discours, précisément parce qu'il n'y a aucune économie.

Que prouve cette difficulté d'imiter les bons modèles, sinon que les talens dégénèrent parmi

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nous, ou qu'on ne les cultive et ne les nourrit

pas assez, avant de les appliquer à des sujets qui les surpassent? (Voyez les Trois Siècles littéraires, art. LA BRUYÈRE. )

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