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» qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui » charient le bois du Liban, l'airain et le por

phyre; les grues et les machines gémissent dans » l'air, et font espérer à ceux qui voyagent vers » l'Arabie, de revoir à leur retour en leurs foyers » ce palais achevé, et dans cette splendeur où » vous desirez de le porter avant de l'habiter, » vous et les princes vos enfans. N'y épargnez » rien, grande Reine, employez-y l'or et tout » l'art des plus excellens ouvriers; que les Phi» dias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute » leur science sur vos plafonds et sur vos lambris; » tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont » l'enchantement soit tel qu'ils ne paroissent pas » faits de la main des hommes; épuisez vos trésors » et votre industrie sur cet ouvrage incomparable; » et après que vous y aurez mis, Zénobie, la » dernière main, quelqu'un de ces pâtres, qui » habitent les sables voisins de Palmyre, devenu » riche par les péages de vos rivières, achetera » un jour, à deniers comptans, cette royale maison, » pour l'embellir et la rendre plus digne de lui » et de sa fortune ».

Si on examine avec attention tous les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début ! quelle importance on donne au projet de ce palais !

Que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté ! et quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un påtre, enrichi du péage de vos rivières qui achète à deniers comptans cette royale maifon, pour l'embellir et la rendre plus digne

de lui.

Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avoit fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences et même des fautes qu'on reprocheroit à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; il a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes ou qui ont vieilli. On voit qu'il avoit encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchoit plus la finesse et l'énergie des tours, que l'harmonie de la phrase.

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'auteur pourroit en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé.

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire: «Si la pauvreté est

» la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le » père » ?

La comparaison suivante ne paroît pas d'un goût bien délicat : «Il faut juger des femmes depuis la » chaussure jusqu'à la coëffure exclusivement; à» peu-près comme on mesure le poisson, entre » la tête et la queue ».

On trouveroit aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux auroit pu revendi quer cette pensée : « Personne presque ne s'avise » de lui-même du mérite d'un autre ».

Mais ces taches sont rares dans la Bruyère. On sent que c'étoit l'effet du soin même qu'il prenoit de varier ses tournures et ses images, et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage.

Je terminerai cette analyse, par observer que cet écrivain, si original, si hardi, si ingénieux et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académie Françoise, après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avoit offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux, qui, dans tous les temps, sont importunés des' grands talens et des grands succès; mais la Bruyère avoit pour lui Bossuet, Racine, Despréaux, et le cri public: il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette

'Académie. Il est le premier qui ait loué des Académiciens vivans. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, la Fontaine et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satyre; ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les Journaux, qui dès-lors étoient déjà, pour la plupart, des instrumens de la malignité et de l'envie entre les mains de la bassesse et de la sottise. On vit éclorre une foule d'épigrammes et de chansons, où la rage est égale à la platitude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peut-être peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet.

Quand la Bruyère se présente,

Pourquoi faut-il crier haro?

Pour faire un nombre de quarante,

Ne falloit-il pas un zéro ?

Cette plaisanterie a été trouvée si bonne, qu'on l'a renouvellée depuis à la réception de plusieurs Académiciens.

Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la médiocrité contre le génie ? Les épigrammes et les libelles ont bientôt disparu; les bons ouvrages restent, et la mémoire des auteurs est honorée et bénie par la postérité.

40 NOTICE SUR M. DE LA BRUYÈRE.

Cette réflexion devroit consoler les hommes supérieurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les succès et les travaux; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir; l'attente est pénible; et il est triste d'avoir besoin d'être consolé.

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