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ment et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnoie qui n'a point de cours. On est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savans, et que les sages renvoient au pédan

tisme.

La critique souvent n'est pas une science: c'est un métier où il faut plus de santé que d'esprit, plus de travail que de capacité, plus d'habitude que de génie. Si elle vient d'un homme qui ait moins de discernement que de lecture, et qu'elle s'exerce sur de certains chapitres, elle corrompt et les lecteurs et l'écrivain.

Je conscille (*) à un auteur né copiste, et qui a l'extrême modestie de travailler d'après quelqu'un, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d'ouvrages où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même de l'érudition: s'il n'atteint pas ses originaux, du moins il en approche et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le

(*) L'abbé de Villiers, qui a été autrefois jésuite.

papier dangereux modèles et tout propres à faire tomber dans le froid, dans le bas, et dans le ridi cule ceux qui s'ingèrent de les suivre. En effet, je rirois d'un homme qui voudroit sérieusement parler mon ton de voix, ou me ressembler de visage.

Un homme né chrétien (1) et françois se trouve contraint dans la satyre: les grands sujets lui sont défendus, il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses qu'il relève par la beauté de son génie et de son style. Il faut éviter le style (2) vain et puérile, de de rassembler à Dorillas et Handburg (3). L'on peut au contraire en une sorte d'écrits hasarder de certaines expressions, user de termes transposés et qui peignent vivement; et plaindre ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en servir out à les entendre.

peur

› (1) Le Noble, natif de Troyes; ci-devant procureur général au parlement de Metz, qui a fait quantité d'ouvrages d'esprit et d'érudition, entre autres, l'esprit de Gerson, qui a été mis à l'Index à Rome. Il a été détenu plusieurs années en prison, d'où il est enfin sorti, après avoir fait amende honorable.

(2) Varillas et Maimbourg.

(3) Le P. Maimbourg, dit madame de Sévigné, lett. 116, a ramassé le délicat des mauvaises ruelles. Ce jugement s'accorde fort bien aver celui que la Bruyère fait ici du style de Handburg.

Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu'à ses écrits. Il faut toujours tendre à la perfection; et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre.

Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y en a point: c'est se gâter le goût, c'est corrompre son jugement et celui des autres. Mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grace, et d'une manière qui plaise et qui

instruise.

Horace ou Despréaux l'a dit avant vous, je le crois sur votre parole, mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi?

CHAPITRE

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DU MERITE

Qui

PERSONNEL

ui peut, avec les plus rares talens et le plus excellent mérite, n'être pas convaincu de son inuti lité, quand il considère qu'il laisse, en mourant, un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer ?

"

De bien des gens il n'y a que le nom qui vale quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c'est moins que rien: de loin ils imposent.

Tout persuadé que je suis que ceux que l'on choisit pour de différens emplois, chacun selon son génie et sa profession font bien, je me hasarde de dire qu'il se peut faire qu'il y ait au monde plusieurs personnes connues ou inconnues, que l'on n'emploie pas, qui feroient très-bien; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors on n'avoit pas attendu de fort grandes choses.

Combien d'hommes admirables, et qui avoient de très-beaux génies, sont morts sans qu'on en ait parlé? Combien vivent encore dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais ?

Quelle horrible peine à un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui n'est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui

Tome I.

I

n'a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un fat qui est en crédit !

Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre.

Les hommes sont trop occupés d'eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres de-là vient qu'avec un grand mérite et une plus grande modestie l'on peut être longtemps ignoré.

Le génie et les grands talens manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions: tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auroient fait.

Il est moins rare de trouver de l'esprit que des gens qui se servent du leur, ou qui fassent valoir celui des autres, et le mettent à quelque usage.

Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces derniers plus de mauvais que d'excellens que pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui prend sa scie pour raboter ?

Il n'y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire un grand nom: la vie s'achève que l'on a à peine ébauché son ouvrage.

Que faire d'Egésippe qui demande un emploi ? Le mettra-t-on dans les finances, ou dans les

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