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Le poëme tragique (1) vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le tems de vous remettre; ou s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte, par les surprises, et par l'horreur jusqu'à la catastrophe. Ce n'est donc pas un tissu de jolis sentimens, de déclarations tendres, d'entretiens galans, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisans pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière scène où les (2) mutins n'entendent aucune raison, et où pour la bienséance il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie.

Ce n'est point assez (3) que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas, si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis au poëte d'y faire attention, ni possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quel

(1) Il parle contre l'opéra.

(2) Sédition, dénouement vulgaire des tragédies. (3) Les comédies de Baron.

ques scènes à un farceur, il n'entre qu'à peine dans le vrai comique: comment pourroit-il faire le fonds ou l'action principale de la comédie? Ces caractères, dit-on, sont naturels: ainsi par cette règle on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garderobe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit: y a-t-il rien de plus naturel ? C'est le propre d'un efféminé (*) de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse: mettez ce rôle sur la scène, plus long-temps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original; mais plus aussi il sera froid et insipide.

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Il semble que le roman et la comédie pourroient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles: l'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de-là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'é

(*) L'homme à bonne fortune, comédie de Baron le père, comédien fort célèbre; laquelle pièce on prétend être le portrait de ses aventures. Il a renoncé au théâtre, et s'est jetté dans la dévotion.

tonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre foiblesse.

Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle, il a pour lors un caractère original et inimitable: mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissoient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin, comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit qu'il avoit sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lu ailleurs, de la conduite de son théâtre qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouemens; car il ne s'est pas toujours assu jetti au goût des grecs, et à leur grande simplicité; il a aimé au contraire à charger la scène d'évé nemens dont il est presque toujours sorti avec succès admirable sur-tout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés, Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qu'ils tendent un peu plus

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à une même chose: mais il est égal, soutenu, toujours le même par-tout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature; soit pour la versification qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse exact imitateur des anciens dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action, à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid (*), dans Polieucte et dans les Horaces ? quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimoient à exciter sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes: Oreste dans l'Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l'Edipe et les Horaces de Corneille en font la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourroit parler

(*) Le cardinal de Richelieu se déclara, et s'anima contre Corneille l'aîné, auteur de la tragédie du Cid, comme contre un criminel de lèse-majesté.

ainsi. Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres: celui-là peint les hommes comme ils devroient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnoît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison est manié par le premier; et par l'autre ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes; et dans celui-ci du goût et des sentimens. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral; Racine plus naturel. Il semble que l'un imite Sophocle, et que l'autre doit plus à Euripide.

Le peuple appelle éloquence la facilité que quel ques-uns ont de parler seuls et long-temps, jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la voix, et à la force des poumons. Les pédans ne l'admettent aussi que dans le discours oratoire, et ne la distinguent pas de l'entassement des figures, de l'usage des grands mots, et de la rondeur des périodes,

Il semble que la logique est l'art de convaincre

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