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moins pour l'apprendre à ceux qui l'écoutent, que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien; elle devient un roman entre ses mains; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites. façons de parler, et les fait toujours parler longtemps; il tombe ensuite en des parenthèses qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l'histoire, et à lui qui vous parle, et à vous qui le supportez. Que serait-ce de vous et de lui, si quelqu'un ne survenait heureusement pour déranger le cercle, et faire oublier la narration?

q J'entends Théodecte de l'antichambre: il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche; le voilà entré: il rit, il crie, il éclate, on bouche ses oreilles ; c'est un tonnerre: il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit, que par le ton dont il parle il ne s'apaise et il ne revient de ce grand fracas, que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard aux temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait, sans qu'il ait eu intention de le lui donner; il n'est pas encore assis, qu'il a, à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutidème qui donne le repas? Il rappelle à soi toute l'autorité de la table; et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser tout entière, qu'à la lui disputer : le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui qui perd, et il l'offense : les rieurs sont pour lui; il n'y a sorte de fatuité qu'on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte, et ceux qui le souffrent.

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¶ Troïle est utile à ceux qui ont trop de bien; il leur ôte l'embarras du superflu; il leur sauve la peine d'amasser de l'argent, de faire des contrats, de fermer des coffres, de porter des clefs sur soi, et de craindre un vol domestique; il les aide dans leurs plaisirs, et il devient capable ensuite de les servir dans leurs passions: bientôt il les règle et les maîtrise dans leur conduite. Il est l'oracle d'une maison, celui dont on attend, que dis-je ? dont on prévient, dont on devine les décisions. Il dit de cet esclave: Il faut le punir, et on le fouette; et de cet autre : 11

faut l'affranchir, et on l'affranchit. L'on voit qu'un parasite ne le fait pas rire, il peut lui déplaire, il est congédié : le maître est heureux, si Troïle lui laisse sa femme et ses enfants. Si celui-ci est à table, et qu'il prononce d'un mets qu'il est friand, le maître et les conviés qui en mangeaient sans réflexion, le trouvent friand, et ne s'en peuvent rassasier: s'il dit au contraire d'un autre mets qu'il est insipide, ceux qui commençaient à le goûter n'osent avaler le morceau qu'ils ont à la bouche; ils le jettent à terre, tous ont les yeux sur lui, observent son maintien et son visage, avant que de prononcer sur le vin ou sur les viandes qui sont servies. Ne le cherchez pas ailleurs que dans la maison de ce riche qu'il gouverne : c'est là qu'il mange, qu'il dort et qu'il fait digestion, qu'il querelle son valet, qu'il reçoit ses ouvriers, et qu'il remet ses créanciers. Il régente, il domine dans une salle, il y reçoit la cour et les hommages de ceux qui, plus fins que les autres, ne veulent aller au

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maître que par

Troïle. Si l'on entre par malheur sans avoir une physionomie qui lui agrée, il ride son front et il détourne sa vue; si on l'a

borde, il ne se lève pas si on s'assied auprès de lui, il s'éloigne : si on lui parle, il ne répond point; si l'on continue de parler, il passe dans une autre chambre; si on le suit, il gagne l'escalier : il franchirait tous les étages, ou il se lancerait par une fenêtre, plutôt que de se laisser joindre par quelqu'un qui a un visage, ou un son de voix qu'il désapprouve ; l'un et l'autre sont agréables en Troile, et il s'en est servi heureusement pour s'insinuer ou pour conquérir. Tout devient avec le temps, au dessous de ses soins, comme il est au dessus de vouloir se soutenir ou continuer de plaire par le moindre des talents qui ont commencé à le faire valoir. C'est beaucoup qu'il sorte quelquefois de ses méditations et de sa taciturnité, pour contredire; et que même pour critiquer, il daigne une fois le jour avoir de l'esprit. Bien loin d'attendre de lui qu'il défère à vos sentiments, qu'il soit complaisant, qu'il vous loue, vous n'êtes pas sûr qu'il aime toujours votre approbation, ou qu'il souffre votre complaisance.

Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé près de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle, et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître, que de l'avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l'état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison; vous comprendrez qu'il est noble, qu'il a un château, de beaux meubles, des valets et un carrosse.

Il y a des gens qui parlent un moment avant que d'avoir pensé; il y en a d'autres qui ont une fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on souffre dans la conversation, de tout le travail de leur esprit ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d'expressions, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien: ils sont puristes et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde; rien d'heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeu

sement.

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L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup, qu'à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien

Gens qui affectent une grande pureté de langage. (Note de La Bruyère.)

content de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui '.

Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos conversations ni dans nos écrits: elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût, et à nous rendre meilleurs nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.

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C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.

¶ Dire d'une chose modestement, ou qu'elle est bonne, ou qu'elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l'expression; c'est une affaire. Il est plus court de prononcer d'un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu'on avance, ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est miraculeuse.

¶ Rien n'est moins selon Dieu et selon le monde, que d'appuyer tout ce que l'ont dit dans la conversation, jusques aux choses les plus indifférentes, par de longs et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit oui et non, mérite d'être cru son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.

'Quelques écrivains ont reproché à notre auteur le défaut qu'il condamne ici lui-même de si bonne grâce, et comme un homme qui ne l'aurait jamais eu. Boileau cependant l'a jugé un peu sévèrement sur ce sujet. L'abbé d'Olivet, dans son Histoire de l'Académie, lui reproche trop d'art, trop d'esprit, et quelque peu d'affectation dans le style. Ces reproches que La Bruyère a peut-être excités par sa manière vive, originale et fine, dont il donnait le premier exemple en France, ont perdu beaucoup de leur gravité, aujourd'hui que l'illustre auteur n'est plus un homme dont la supériorité bien marquée pouvait irriter quelques susceptibilités ombrageuses, mais un livre inoffensif et spirituel, qui plaît à tous ceux qui l'ouvrent, et que tout le monde sait par cœur. Tant qu'on a pu mettre le nom d'un personnage vivant, sous ces portraits hardis et incisifs, son livre lui attira, selon l'expression de Malésieux, beaucoup de lecteurs et beaucoup d'ennemis. Mais maintenant nous n'y voyons plus qu'une philosophie sage et droite, un rare esprit d'observation, et une telle abondance de vérités et d'aperçus ingénieux, qu'on s'étonne qu'un auteur si remarquable ait jamais pu être blâmé par d'autres que par ceux que ses traits satiriques effleuraient en passant.

C Celui qui dit incessamment qu'il a de l'honneur et de la probité, qu'il ne nuit à personne, qu'il consent que le mal qu'il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l'homme de bien.

Un homme de bien ne saurait empêcher par toute sa modestie, qu'on ne dise de lui tout ce qu'un malhonnête homme sait dire de soi. C Cléon parle peu obligeamment, ou peu juste; c'est l'un ou l'autre : mais il ajoute qu'il est fait ainsi, et qu'il dit ce qu'il pense.

Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos. C'est pécher contre ce dernier genre, que de s'étendre sur un repas magnifique que l'on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes : d'entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublements, un homme qui n'a ni rentes ni domicile; en un mot de parler de son bonheur devant des misérables. Cette conversation est trop forte pour eux; et la comparaison qu'ils font alors de leur état au vôtre, est odieuse.

Pour vous, dit Eutiphron, vous êtes riche, ou vous devez l'être; dix mille livres de rente, et en fonds de terre, cela est beau, cela est doux, et l'on est heureux à moins; pendant que lui qui parle ainsi, a cinquante mille livres de revenu, et qu'il croit n'avoir que la moitié de ce qu'il mérite il vous taxe, il vous apprécie, il fixe votre dépense; et s'il vous jugeait digne d'une meilleure fortune, et de celle même où il aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il n'est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations, ou des comparaisons désobligeantes; le monde est plein d'Eutiphrons.

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Quelqu'un suivant la pente de la coutume qui veut qu'on loue, et par l'habitude qu'il a à la flatterie et à l'exagération, congratule Théodème sur un discours qu'il n'a point entendu, et dont personne n'a pu encore lui rendre compte; il ne laisse pas de lui parler de son génie, de son geste, et surtout de la fidélité de sa mémoire; et il est vrai que Théodème est demeuré court.

L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants, qui, bien qu'oisifs, et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient, pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous: on leur

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