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ordinaire que de le voir s'offrir de servir de guide dans un chemin détourné qu'il ne connaît pas, et dont il ne peut ensuite trouver l'issue; venir vers son général, et lui demander quand il doit ranger son armée en bataille, quel jour il faudra combattre, et s'il n'a point d'ordres à lui donner pour le lendemain; une autre fois s'approcher de son père: Ma mère, lui dit-il mystérieusement, vient de se coucher, et ne commence qu'à s'endormir; s'il entre enfin dans la chambre d'un malade à qui son médecin a défendu le vin, dire qu'on peut essayer s'il ne lui fera point de mal, et le soutenir doucement pour lui en faire prendre. S'il apprend qu'une femme soit morte dans la ville, il s'ingère de faire son épitaphe; il y fait graver son nom, celui de son mari, de sa mère, de son pays, son origine, avec cet éloge : « Ils avaient » tous de la vertu . » S'il est quelquefois obligé de jurer devant des juges qui exigent son serment: Ce n'est pas, dit-il en perçant la foule pour paraître à l'audience, la première fois que cela m'est arrivé.

Formule d'épitaphe. (Note de La Bruyère.)

XIV

De la Stupidité.

La stupidité est en nous une pesanteur d'esprit' qui accompagne nos actions et nos discours. Un homme stupide, ayant lui-même calculé avec des jetons une certaine somme, demande à ceux qui le regardent faire à quoi elle se monte. S'il est obligé de paraître dans un jour prescrit devant ses juges, pour se défendre dans un procès que l'on lui fait, il l'oublie entièrement et part pour la campagne. Il s'endort à un spectacle, et ne se réveille que longtemps après qu'il est fini, et que le peuple s'est retiré. Après s'être rempli de viandes le soir, il se lève la nuit pour une indigestion, va dans la rue se soulager, où il est mordu d'un chien du voisinage. Il cherche ce qu'on `vient de lui donner, et qu'il a mis lui-même dans quelque endroit où souvent il ne le peut retrouver. Lorsqu'on l'avertit de la mort de l'un de ses amis afin qu'il assiste à ses funérailles, il s'attriste, il pleure, il se désespère, et prenant une façon de parler pour un autre : A la bonne heure, ajoute-t-il; ou une pareille sottise 2. Cette précaution qu'ont les personnes sages de ne pas donner sans témoins de l'argent

'Littéralement : « Une lenteur d'esprit. >>

3

2 Le grec dit seulement : « Il s'attriste, il pleure, et dit : A la bonne heure. »> 3 Les témoins étaient fort en usage, chez les Grecs, dans les paiements et dans tous les actes. (La Bruyère.)

à leurs créanciers, il l'a pour en recevoir de ses débiteurs. On le voit quereller son valet dans le plus grand froid de l'hiver, pour ne lui avoir pas acheté des concombres. S'il s'avise un jour de faire exercer ses enfants à la lutte ou à la course, il ne leur permet pas de se retirer qu'ils ne soient tout en sueur et hors d'haleine. Il va cueillir luimême les lentilles', les fait cuire, et, oubliant qu'il y a mis du sel, il les sale une seconde fois, de sorte que personne n'en peut goûter. Dans le temps d'une pluie incommode, et dont tout le monde se plaint, il lui échappe de dire que l'eau du ciel est une chose délicieuse; et si on lui demande par hasard combien il a vu emporter de morts par la porte Sacrée 2: Autant, répond-il, pensant peut-être à de l'argent ou à des grains, que je voudrais que vous et moi en puissions avoir.

Te la Brutalité.

La brutalité est une certaine dureté, et j'ose dire une férocité qui se rencontre dans nos manières d'agir, et qui passe même jusqu'à nos paroles. Si vous demandez à un homme brutal : Qu'est devenu un tel? il vous répond durement: Ne me rompez point la tête. Si vous le saluez, il ne vous fait pas l'honneur de vous rendre le salut si quel

Le grec dit : « Et s'il se trouve avec eux à la campagne, et qu'il leur fasse >> cuire des lentilles, il oublie, etc. »>

2 Pour être enterrés hors la ville, suivant la loi de Solon. (La Bruyère.)

quefois il met en vente une chose qui lui appartient, il est inutile de lui en demander le prix, il ne vous écoute pas; mais il dit fièrement à celui qui la marchande : Qu'y trouvez-vous à dire? Il se moque de la piété de ceux qui envoient leurs offrandes dans les temples aux jours d'une grande célébrité. Si leurs prières, dit-il, vont jusques aux dieux, et s'ils en obtiennent les biens qu'ils souhaitent, l'on peut dire qu'ils les ont bien payés, et qu'ils ne leur sont pas donnés pour rien. Il est inexorable à celui qui, sans dessein, l'aura poussé légèrement, ou lui aura marché sur le pied; c'est une faute qu'il ne pardonne pas. La première chose qu'il dit à un ami qui lui emprunte quelqu'argent, c'est qu'il ne lui en prêtera point: il va le trouver ensuite, et le lui donne de mauvaise grâce, ajoutant qu'il le compte perdu. Il ne lui arrive jamais de se heurter à une pierre qu'il rencontre dans son chemin, sans lui donner de grandes malédictions. Il ne daigne pas attendre personne, et si l'on diffère un moment à se rendre au lieu dont l'on est convenu avec lui, il se retire. Il se distingue toujours par une grande singularité; ne veut ni chanter à son tour, ni réciter dans un repas, ni même danser avec les autres '. En un mot, on ne le voit guère dans les temples importuner les dieux, et leur faire des vœux et des sacrifices 2.

'Les Grecs récitaient à table quelques beaux endroits de leurs poètes, et dansaient ensemble après le repas. Voy. le chapitre du Contre-temps. (La Bruyère.) (Chap. XII.)

2 Le grec dit seulement : « Il est capable aussi de ne point prier les dieux. >>

XVI.

De la Superstition.

La superstition semble n'ètre autre chose qu'une crainte mal réglée de la Divinité. Un homme superstitieux, aprés avoir lavé ses mains, s'être purifié avec de l'eau lustrale ', sort du temple et se promène une grande partie du jour avec une feuille de laurier dans sa bouche. S'il voit une belette, il s'arrête tout court; et il ne continue pas de marcher que quelqu'un n'ait passé avant lui par le même endroit que cet animal a traversé, ou qu'il n'ait jeté lui-même trois petites pierres dans le chemin, comme pour éloigner de lui ce mauvais présage. En quelque endroit de sa maison qu'il ait aperçu un serpent, il ne diffère pas d'y élever un autel; et dès qu'il remarque dans les carrefours de ces pierres que la dévotion du peuple y a consacrées, il s'en approche, verse dessus toute l'huile de sa fiole, plie les genoux devant elles, et les adore. Si un rat lui a rongé un sac de farine, il court au devin, qui ne manque pas de lui enjoindre d'y faire mettre une pièce; mais, bien loin d'être satisfait de sa réponse, effrayé d'une aventure si ex

'Une eau où l'on avait éteint un tison ardent pris sur l'autel où l'on brûlait la victime elle était dans une chaudière à la porte du temple; l'on s'en lavait soi-même, ou l'on s'en faisait laver par les prêtres. (La Bruyère.)

Le grec porte: « Des pierres ointes; » c'était la manière de les consacrer, usitée mème par les patriarches hébreux. (Voy. Genèse, XXVIII.)

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