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De l'Impubent, ou de Celui qui ne rougit de rien.

L'impudence est facile à définir il suffit de dire que c'est une profession ouverte d'une plaisanterie outrée, comme de ce qu'il y a de plus contraire à la bienséance. Celui-là, par exemple, est impudent, qui, voyant venir vers lui une femme de condition, feint dans ce moment quelque besoin pour avoir occasion de se montrer à elle d'une manière déshonnête; qui se plaît à battre des mains au théâtre lorsque tout le monde se tait, ou à siffler les acteurs que les autres voient et écoutent avec plaisir; qui, couché sur le dos, pendant que toute l'assemblée garde un profond silence, fait entendre de sales hoquets qui obligent les spectateurs de tourner la tête et d'interrompre leur attention. Un homme de ce caractère achète en plein marché des noix, des pommes, toutes sortes de fruits, les mange, cause debout avec la fruitière, appelle par leurs noms ceux qui passent, sans presque les connaître, en arrête d'autres qui courent par la place et qui ont leurs affaires; et s'il voit venir quelque plaideur, il l'aborde, le raille et le félicite sur une cause importante qu'il vient de perdre. Il va lui-même choisir de la viande, et louer pour un souper des femmes qui jouent de la flûte; et montrant à ceux qu'il rencontre ce qu'il vient d'acheter, il les convie en riant d'en venir

manger. On le voit s'arrêter devant la boutique d'un barbier ou d'un parfumeur', et là annoncer qu'il va faire un grand repas et

s'enivrer.

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Si quelquefois il vend du vin, il le fait mêler pour ses amis comme pour les autres sans distinction. Il ne permet pas à ses enfants d'aller à l'amphithéâtre avant que les jeux soient commencés, et lorsque l'on paie pour être placé, mais seulement sur la fin du spectacle, et quand l'architecte néglige les places et les donne pour rien. Etant envoyé avec quelques autres citoyens en ambassade, il laisse chez soi la somme que le public lui a donnée pour faire les frais de son voyage, et emprunte de l'argent de ses collègues sa coutume alors est de charger son valet de fardeaux au delà de ce qu'il en peut porter, et de lui retrancher cependant de son ordinaire; et comme il arrive souvent que l'on fait dans les villes des présents aux ambassadeurs, il demande sa part pour la vendre. Vous m'achetez toujours, dit-il au jeune esclave qui le sert dans le bain, une mauvaise huile et qu'on ne peut supporter: il se sert ensuite de l'huile d'un autre et épargne la sienne. Il envie à ses propres valets, qui le suivent, la plus petite pièce de monnaie qu'ils auront ramassée dans les rues, et il ne manque point d'en retenir sa part avec ce mot: Mercure est commun . Il fait pis: il distribue à ses domestiques leurs provisions dans une certaine mesure dont le fond, creux par dessous, s'enfonce en dedans et s'élève comme en pyramide; et quand elle est pleine, il la rase lui-même avec le rouleau le plus près qu'il peut ... De même, s'il paie à quelqu'un trente

3

1

Il y avait des gens fainéants et désoccupés qui s'assemblaient dans leurs boutiques. (La Bruyère.)

2 Les traits suivants, jusqu'à la fin du chapitre, ne sont que des fragments épars du Caractère xxx, du Gain sordide, transposés ici mal à propos, et fort altérés. On en trouvera une traduction plus fidèle au chap. xxx, où ils sont à leur véritable place.

3 L'architecte qui avait bâti l'amphithéâtre, et à qui la république donnait le louage des places en paiement. (La Bruyère.)

Proverbe grec qui revient à notre : « Je retiens ma part. (La Bruyère.)

5

Quelque chose manque ici dans le texte. (La Bruyère.)

2

mines' qu'il lui doit, il fait si bien qu'il y manque quatre drachmes " dont il profite. Mais, dans ces repas où il faut traiter toute une tribu 3, il fait recueillir par ceux de ses domestiques qui ont soin de la table le reste des viandes qui ont été servies, pour lui en rendre compte : il serait fàché de leur laisser une rave à demi mangée.

XII

Du Gontie-Temps.

Cette ignorance du temps et de l'occasion est une manière d'aborder les gens, ou d'agir avec eux, toujours incommode et embarrassante. Un importun est celui qui choisit le moment que son ami est accablé de ses propres affaires, pour lui parler des siennes; qui va souper chez sa maîtresse le soir même qu'elle a la fièvre; qui, voyant que quelqu'un vient d'être condamné en justice de payer pour un autre

Mine se doit prendre ici pour une pièce de monnaie. (La Bruyère.)

4

* Drachmes, petites pièces de monnaie, dont il fallait cent à Athènes pour faire une mine. (La Bruyère.)

3

Athènes était partagée en plusieurs tribus. (Voy. le chapitre de la Médisance.) (La Bruyère.)

Le mot grec signific proprement porter une sérénade bruyante. (Voy. les notes de Duport et de Coray.

pour qui il s'est obligé, le prie néanmoins de répondre pour lui; qui comparaît pour servir de témoin dans un procès que l'on vient de juger; qui prend le temps des noces où il est invité, pour se déchaîner contre les femmes; qui entraîne à la promenade des gens à peine arrivés d'un long voyage, et qui n'aspirent qu'à se reposer : fort capable d'amener des marchands pour offrir d'une chose plus qu'elle ne vaut ' ', après qu'elle est vendue; de se lever au milieu d'une assemblée, pour reprendre un fait dès ses commencements, et en instruire à fond ceux qui en ont les oreilles rabattues, et qui le savent mieux que lui; souvent empressé pour engager dans une affaire des personnes qui, ne l'affectionnant point, n'osent pourtant refuser d'y entrer 2. S'il arrive que quelqu'un dans la ville doive faire un festin après avoir sacrifié 3, il va lui demander une portion des viandes qu'il a préparées. Une autre fois, s'il voit qu'un maître châtie devant lui son esclave: « J'ai » perdu, dit-il, un des miens dans une pareille occasion; je le fis » fouetter, il se désespéra, et s'alla pendre. » Enfin il n'est propre qu'à commettre de nouveau deux personnes qui veulent s'accommoder, s'ils l'ont fait arbitre de leur différend. C'est encore une action qui lui convient fort que d'aller prendre, au milieu du repas, pour danser 5, un homme qui est de sang-froid et qui a bu modérément.

3

Théophraste suppose moins de complaisance a ces voyageurs, et ne les fait qu'inviter à la promenade,

2

Le grec dit : « Plus qu'on n'en a donné. »

* On rendrait mieux le sens de cette phrase en traduisant : « Il s'empresse

» de prendre des soins dont on ne se soucie point, mais qu'on est honteux de >> refuser. »>

4

Les Grecs, le jour même qu'ils avaient sacrifié, ou soupaient avec leurs amis, ou leur envoyaient à chacun une portion de la victime. C'était donc un contretemps de demander sa part prématurément et lorsque le festin était résolu, auquel on pouvait même être invité. (La Bruyère.)

Cela ne se faisait chez les Grecs qu'après le repas, et lorsque les tables étaient enlevées. (La Bruyère.) Le grec dit seulement : « Il est capable de provoquer à » la danse un ami qui n'a encore bu que modérément.

XIII

De l'Air empiezzé '.

Il semble que le trop grand empressement est une recherche importune, ou une vaine affectation de marquer aux autres de la bienveillance par ses paroles et par toute sa conduite. Les manières d'un homme empressé sont de prendre sur soi l'événement d'une affaire qui est au dessus de ses forces, et dont il ne saurait sortir avec honneur2; et où il ne se trouve pas la moindre difficulté, d'insister longtemps sur une légère circonstance, pour être ensuite de l'avis des autres"; de faire beaucoup plus apporter de vin dans un repas qu'on ne peut en boire ; d'entrer dans une querelle où il se trouve présent, d'une manière à l'échauffer davantage. Rien n'est aussi plus

« De l'empressement outré ou affecté ».

2 Littéralement : « Il se lève pour promettre une chose qu'il ne pourra pas >> tenir. >>

On rendrait mieux ainsi le sens de cette phrase obscure en traduisant : <«< Dans >> une affaire dont tout le monde convient qu'elle est juste, il insiste encore sur >> un point insoutenable, et sur lequel il est réfuté. »

Le texte porte: «De forcer son valet à mêler avec de l'eau plus de vin qu'on » n'en pourra boire. »

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