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s'il leur est arrivé quelque disgrâce; il semble pardonner les discours offensants que l'on lui tient; il récite froidement les plus horribles choses que l'on aura dites contre sa réputation; et il emploie les paroles les plus flatteuses pour adoucir ceux qui se plaignent de lui, et qui sont aigris par les injures qu'ils en ont reçues. S'il arrive que quelqu'un l'aborde avec empressement, il feint des affaires, et lui dit de revenir une autre fois il cache soigneusement tout ce qu'il fait; et, à l'entendre parler, on croirait toujours qu'il délibère. Il ne parle point indifféremment; il a ses raisons pour dire tantôt qu'il ne fait que revenir de la campagne, tantôt qu'il est arrivé de la ville fort tard, et quelquefois qu'il est languissant, ou qu'il a une mauvaise santé. Il dit à celui qui lui emprunte de l'argent à intérêt, ou qui le prie de contribuer de sa part à une somme que ses amis consentent de lui prêter2, qu'il ne vend rien, qu'il ne s'est jamais vu si dénué d'argent; pendant qu'il dit aux autres que le commerce va le mieux du monde, quoique en effet il ne vende rien. Souvent, après avoir écouté ce qu'on lui a dit, il veut faire croire qu'il n'y a pas eu la moindre attention: il feint de n'avoir pas aperçu les choses où il vient de jeter les yeux, ou s'il est convenu d'un fait, de ne s'en plus souvenir. Il n'a pour ceux qui lui parlent d'affaires que cette seule réponse : J'y penserai. Il sait de certaines choses, il en ignore d'autres; il est saisi d'admiration ; d'autres fois, il aura pensé comme vous sur cet événement; et cela selon ses différents intérêts. Son langage le plus ordinaire est celui-ci : « Je n'en crois rien, je ne comprends pas que cela puisse être, je ne sais où j'en suis, »> ou bien : « Il me semble que je ne suis pas moi-même ; » et ensuite : « Ce n'est pas ainsi qu'il me l'a fait entendre; voilà une chose mer

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'D'habiles critiques proposent de traduire : « Il fait dire à ceux qui viennent » le trouver pour affaires de revenir une autre fois, en feignant d'être rentré à >> l'instant, ou bien en disant qu'il est tard, et que sa santé ne lui permet pas >> de les recevoir. Il ne convient jamais de ce qu'il va faire, et ne cesse d'assurer qu'il est encore indécis. Il dit à celui, etc. »

Cette sorte de contribution était fréquente à Athènes, et autorisée par les lois (Note de La Bruyère.) Elle servait à aider ceux que des malheurs avaient ruinés ou endettés, en leur prêtant des sommes qu'ils devaient rendre plus tard.

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» veilleuse, et qui passe toute créance; contez cela à d'autres : dois-je vous croire? ou me persuaderai-je qu'il m'ait dit la vérité?» paroles doubles et artificieuses, dont il faut se défier comme de ce qu'il y a au monde de plus pernicieux. Ces manières d'agir ne partent point d'une àme simple et droite, mais d'une mauvaise volonté, ou d'un

homme qui veut nuire le venin des aspics est moins à craindre.

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La flatterie est un commerce honteux qui n'est utile qu'au flatteur. Si un flatteur se promène avec quelqu'un dans la place : Remarquez-vous, lui dit-il, comme tout le monde a les yeux sur vous? cela n'arrive qu'à vous seul. Hier il fut bien parlé de vous, et l'on ne tarissait point sur vos louanges. Nous nous trouvâmes plus de trente personnes dans un endroit du Portique'; et comme par la suite du discours l'on vint à tomber sur celui que l'on devait estimer le plus homme de bien de la ville, tous d'une commune voix vous nommèrent, et il n'y en eut pas un seul qui vous refusât ses suffrages. Il lui dit mille choses de cette nature. Il affecte d'apercevoir le moindre duvet qui se sera attaché à votre habit, de le prendre, et de le souffler

'Edifice public qui servit depuis à Zénon et à ses disciples de rendez-vous pour leurs disputes: ils en furent appelés stoïciens, car stoa, mot grec, signifie portique. (Note de La Bruyère.)

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à terre: si par hasard le vent a fait voler quelques petites pailles sur votre barbe ou sur vos cheveux, il prend soin de vous les ôter; et vous souriant: Il est merveilleux, dit-il, combien vous êtes blanchi depuis deux jours que je ne vous ai pas vu. Et il ajoute : Voilà encore, pour un homme de votre âge, assez de cheveux noirs. Si celui qu'il veut flatter prend la parole, il impose silence à tous ceux qui se trouvent présents, et il les force d'approuver aveuglément tout ce qu'il avance; et dès qu'il a cessé de parler, il se récrie: Cela est dit le mieux du monde, rien n'est plus heureusement rencontré. D'autres fois, s'il lui arrive de faire à quelqu'un une raillerie froide, il ne manque pas de lui applaudir, d'entrer dans cette mauvaise plaisanterie; et quoiqu'il n'ait nulle envie de rire, il porte à sa bouche l'un des bouts de son manteau, comme s'il ne pouvait se contenir et qu'il voulût s'empêcher d'éclater; et s'il l'accompagne lorsqu'il marche par la ville, il dit à ceux qu'il rencontre dans son chemin de s'arrêter jusqu'à ce qu'il soit passé 3. Il achète des fruits, et les porte chez ce citoyen; il les donne à ses enfants en sa présence, il les baise, il les caresse: Voilà, dit-il, de jolis enfants, et dignes d'un tel père. S'il sort de sa maison, il le suit; s'il entre dans une boutique pour essayer des souliers, il lui dit : Votre pied est mieux fait que cela *. Il l'accompagne ensuite chez ses amis, ou plutôt il entre le premier dans leur maison, et leur dit : Un tel me suit et vient vous rendre visite; et retournant sur ses pas : Je vous ai annoncé, dit-il, et l'on se fait grand honneur de vous recevoir. Le flatteur se met à tout sans hésiter, se mêle des choses les plus viles, et qui ne conviennent qu'à des femmes. S'il est invité à souper, il est le premier des convives à louer le vin: assis à table le plus proche de celui qui fait le repas, il lui répète

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«Allusion à la nuance que de petites pailles font dans les cheveux. » Et un peu plus bas : « Il parle à un jeune homme. » (Note de La Bruyère.) Ne veut-il pas dire plutôt que le cheveu blanc qu'il aperçoit est une paille?

2 D'après Casaubon : « Il le loue en face. »>

3 M. Coray traduit : « Jusqu'à ce que Monsieur soit passé.

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Le grec dit : « Votre pied est mieux fait que la chaussure. >>

Il y a dans le grec: « Certes, il est même capable de vous présenter sans

prendre haleine ce qu'on vend au marché des femmes. »

souvent En vérité, vous faites une chère délicate', et montrant aux autres l'un des mets qu'il soulève du plat: Cela s'appelle, dit-il, un morceau friand. Il a soin de lui demander s'il a froid, s'il ne voudrait point une autre robe, et il s'empresse de le mieux couvrir : il lui parle sans cesse à l'oreille; et si quelqu'un de la compagnie l'interroge, il répond négligemment et sans le regarder, n'ayant les yeux que sur un seul. Il ne faut pas croire qu'au théâtre il oublie d'arracher des carreaux des mains du valet qui les distribue, pour les porter à sa place et l'y faire asseoir plus mollement 2. J'ai dû dire aussi qu'avant qu'il sorte de sa maison il en loue l'architecture, se récrie sur toutes choses, dit que les jardins sont bien plantés; et s'il aperçoit quelque part le portrait du maître, où il soit extrêmement flatté, il est touché de voir combien il lui ressemble, et il l'admire comme un chef-d'œuvre. En un mot, le flatteur ne dit rien et ne fait rien au hasard, mais il rapporte toutes ses paroles et toutes ses actions au dessein qu'il a de plaire à quelqu'un et d'acquérir ses bonnes grâces.

Selon M. Coray: « Il vous dit : En vérité, vous mangez sans appétit ; et il >> vous sert ensuite un morceau choisi, en disant : Cela vous fera du bien. »>

2 On ne pouvait guère s'asseoir sans coussins sur les degrés de marbre des théâtres antiques; mais ce n'était point un valet attaché au théâtre qui les distribuait, chacun y portait le sien, et les riches le faisaient porter par leurs esclaves.

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La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne connait point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme, et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé, sans oublier le moindre mets ni un seul service ; il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères; de là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé', sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville: il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient navigable; qu'un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte; qu'il cultivera son champ

1 Le grec dit: « Sur le bas prix du blé. » A Athènes, le prix du blé était réglé par l'État, et il y avait des inspecteurs chargés d'en surveiller la vente. Voir le chap. xii du Voyage du jeune Anacharsis.

2 Premières Bacchanales, qui se célébraient dans la ville. (Note de La Bruyère.) Ces premières Bacchanales, appelées les grandes Dionysiaques différaient de celles de la campagne qui se célébraient en hiver. (Voir le chap. xxiv du Voyage du jeune Anacharsis.)

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