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Onuphre n'a pour tout lit qu'une housse de serge grise, mais il couche sur le coton et sur le duvet; de même il est habillé simplement, mais commodément, je veux dire d'une étoffe fort légère en été, et d'une autre fort moelleuse pendant l'hiver; il porte des chemises trèsdéliées, qu'il a un très-grand soin de bien cacher. Il ne dit point ma haire et ma discipline, au contraire, il passerait pour ce qu'il est, pour un hypocrite, et il veut passer pour ce qu'il n'est pas, pour un homme dévot; il est vrai qu'il fait en sorte que l'on croie, sans qu'il le dise, qu'il porte une haire, et qu'il se donne la discipline: il y a quelques livres répandus dans sa chambre indifféremment, ouvrez-les, c'est le Combat spirituel, le Chrétien intérieur, et l'Année sainte ; d'autres livres sont sous la clef. S'il marche par la ville, et qu'il découvre de loin un homme devant qui il est nécessaire qu'il soit dévot, les yeux baissés, la démarche lente et modeste, l'air recueilli, lui sont familiers; il joue son rôle. S'il entre dans une église, il observe d'abord de qui il peut être vu, et, selon la découverte qu'il vient de faire, il se met à genoux et prie, ou il ne songe ni à se mettre à genoux, ni à prier: arrive-t-il vers lui un homme de bien et d'autorité qui le verra et qui peut l'entendre, non-seulement il prie, mais il médite, il pousse des élans et des soupirs; si l'homme de bien se retire, celui-ci, qui le voit partir, s'apaise et ne souffle pas. Il entre une autre fois dans un lieu saint, perce la foule, choisit un endroit pour se recueillir, et où tout le monde voit qu'il s'humilie; s'il entend des courtisans qui parlent, qui rient, et qui sont à la chapelle avec moins de silence que dans l'antichambre, il fait plus de bruit qu'eux pour les faire taire; il reprend sa méditation, qui est toujours la comparaison qu'il fait de ces personnes avec lui-même, et où il trouve son compte. Il évite une église déserte et solitaire où il pourrait entendre deux messes de suite, le sermon, vepres et complies, tout cela entre Dieu et lui, et sans que personne lui en sùt gré; il aime la paroisse, il fréquente les temples où se fait un grand concours, on n'y manque point son coup, on y est vu. Il choisit deux ou trois jours dans toute l'année où, à propos de rien, il jeûne et fait abstinence; mais à la fin de l'hiver il tousse, il a une mauvaise poitrine, il a des vapeurs, il a eu la fièvre; il se fait prier, presser, quereller, pour rompre le carême dès son commence

ment, et il en vient là par complaisance. Si Onuphre est nommé arbitre dans une querelle de parents ou dans un procès de famille, il est pour les plus forts, je veux dire pour les plus riches, et il ne se persuade point que celui ou celle qui a beaucoup de bien puisse avoir tort. S'il se trouve bien d'un homme opulent, à qui il a su imposer, dont il est le parasite, et dont il peut tirer de grands secours, il ne cajole point sa femme, il ne lui fait du moins ni avance, ni déclaration; il s'enfuira, il lui laissera son manteau, s'il n'est aussi sûr d'elle que de lui-même; il est encore plus éloigné d'employer pour la flatter et pour la séduire le jargon de la dévotion'; ce n'est point par habitude qu'il le parle, mais avec dessein, et selon qu'il lui est utile, et jamais quand il ne servirait qu'à le rendre très-ridicule '. Il sait où se trouvent des femmes plus sociables et plus dociles que celle de son ami; il ne les abandonne pas pour longtemps, quand ce ne serait que pour faire dire de soi dans le public qu'il fait des retraites: qui en effet pourrait en douter, quand on le revoit paraître avec un visage exténué, et d'un homme qui ne se ménage point? Les femmes d'ailleurs qui fleurissent et qui prospèrent à l'ombre de la dévotion lui conviennent, seulement avec cette petite différence qu'il néglige celles qui ont vieilli, et qu'il cultive les jeunes, et entre celles-ci les plus belles et les mieux faites, c'est son attrait: elles vont, et il va; elles reviennent, et il revient; elles demeurent, et il demeure : c'est en tous lieux et à toutes les heures qu'il a la consolation de les voir; qui pourrait n'en être pas édifié? elles sont dévotes, et il est dévot. Il n'oublie pas de tirer avantage de l'aveuglement de son ami, et de la prévention où il l'a jeté en sa faveur ; tantôt il lui emprunte de l'argent, tantôt il fait si bien que cet ami lui en offre ; il se fait reprocher de n'avoir pas recours à ses amis dans ses besoins; quelquefois il ne veut pas recevoir une obole sans donner un billet, qu'il est bien sûr de ne jamais retirer; il dit une autre fois, et d'une certaine manière, que rien ne lui manque, et c'est lorsqu'il ne lui faut qu'une petite somme; il vante quelque autre fois publiquement la générosité de cet homme, pour le piquer d'honneur et le conduire à lui faire une grande largesse; il ne pense point à profiter de toute

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sa succession, ni à s'attirer une donation générale de tous ses biens, s'il s'agit surtout de les enlever à un fils, le légitime héritier; un homme dévot n'est ni avare, ni violent, ni injuste, ni même intéressé. Onuphre n'est pas dévot, mais il veut être cru tel, et, par une parfaite, quoique fausse imitation de la piété, ménager sourdement ses intérêts: aussi ne se joue-t-il pas à la ligne directe, et il ne s'insinue jamais dans une famille où se trouvent tout à la fois une fille à pourvoir et un fils à établir; il y a là des droits trop forts et trop inviolables, on ne les traverse point sans faire de l'éclat, et il l'appréhende, sans qu'une pareille entreprise vienne aux oreilles du prince, à qui il dérobe sa marche, par la crainte qu'il a d'être découvert, et de paraître ce qu'il est il en veut à la ligne collatérale, on l'attaque plus impunément, il est la terreur des cousins et des cousines, du neveu et de la nièce, le flatteur et l'ami déclaré de tous les oncles qui ont fait fortune; il se donne pour l'héritier légitime de tout vieillard qui meurt riche et sans enfants, et il faut que celui-ci le déshérite, s'il veut que ses parents recueillent sa succession; si Onuphre ne trouve pas jour à les en frustrer à fond, il leur en ôte du moins une bonne partie; une petite calomnie, moins que cela, une légère médisance lui suffit pour ce pieux dessein, et c'est le talent qu'il possède à un plus haut degré de perfection; il se fait même souvent un point de conduite de ne le pas laisser inutile; il y a des gens, selon lui, qu'on est obligé en conscience de décrier, et ces gens sont ceux qu'il n'aime point, à qui il veut nuire, et dont il désire la dépouille; il vient à ses fins sans se donner même la peine d'ouvrir la bouche; on lui parle d'Eudoxe, il sourit ou il soupire; on l'interroge, on insiste, il ne répond rien; et il a raison, il en a assez dit.

Riez, Zélie, soyez badine et folâtre, à votre ordinaire, qu'est devenue votre joie? Je suis riche, dites-vous, me voilà au large, et je commence à respirer; riez plus haut, Zélie, éclatez, que sert une meilleure fortune, si elle amène avec soi le sérieux et la tristesse? Imitez les grands qui sont nés dans le sein de l'opulence, ils rient quelquefois, ils cèdent à leur tempérament, suivez le vôtre; ne faites pas dire de vous qu'une nouvelle place ou quelques mille livres de rente de plus ou de moins vous font passer d'une extrémité à l'autre : je tiens,

dites-vous, à la faveur par un endroit; je m'en doutais, Zélie, mais, croyez-moi, ne laissez pas de rire, et même de me sourire en passant, comme autrefois; ne craignez rien, je n'en serai ni plus libre ni plus familier avec vous, je n'aurai pas une moindre opinion de vous et de votre poste, je croirai également que vous êtes riche et en faveur. Je suis dévote, ajoutez-vous; c'est assez, Zélie, et je dois me souvenir que ce n'est plus la sérénité et la joie que le sentiment d'une bonne conscience étale sur le visage; les passions tristes et austères ont pris le dessus et se répandent sur les dehors; elles mènent plus loin, et l'on ne s'étonne plus de voir que la dévotion sache encore mieux que la beauté et la jeunesse rendre une femme fière et dédaigneuse.

q L'on a été loin depuis un siècle dans les arts et dans les sciences, qui toutes ont été poussées à un grand point de raffinement, jusqu'à celle du salut, que l'on a réduite en règle et en méthode, et augmentée de tout ce que l'esprit des hommes pouvait inventer de plus beau et de plus sublime. La dévotion et la géométrie ont leurs façons de parler, ou ce qu'on appelle les termes de l'art; celui qui ne les sait pas n'est ni dévot, ni géomètre les premiers dévots, ceux mêmes qui ont été dirigés par les apôtres, ignoraient ces termes, simples gens qui n'avaient que la foi et les œuvres, et qui se réduisaient à croire et à bien vivre!

q C'est une chose délicate à un prince religieux de réformer la cour, et de la rendre pieuse; instruit jusqu'où le courtisan veut lui plaire, et aux dépens de quoi il ferait sa fortune, il le ménage avec prudence, il tolère, il dissimule, de peur de le jeter dans l'hypocrisie ou le sacrilége il, attend plus de Dieu et du temps que de son zèle et de son industrie.

q C'est une pratique ancienne dans les cours de donner des pensions, et de distribuer des grâces à un musicien, à un maître de danse, à un farceur, à un joueur de flûte, à un flatteur, à un complaisant ; ils ont un mérite fixe et des talents sûrs et connus qui amusent les grands, et qui les délassent de leur grandeur; on sait que Favier est beau danseur, et que Lorenzani fait de beaux motets : qui sait au contraire si l'homme dévot a de la vertu? il n'y a rien pour lui sur la cassette ni à l'épargne, et avec raison; c'est un métier aisé à contrefaire, qui, s'il

était récompensé, exposerait le prince à mettre en honneur la dissimulation et la fourberie, et à payer pension à l'hypocrite.

L'on espère que la dévotion de la cour ne laissera pas d'inspirer la résidence.

Je ne doute point que la vraie dévotion ne soit la source du repos; elle fait supporter la vie et rend la mort douce, on n'en tire pas tant de l'hypocrisie.

Chaque heure en soi, comme à notre égard, est unique; est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, des millions de siècles ne la ramèneront pas les jours, les mois, les années, s'enfoncent, et se perdent sans retour dans l'abime des temps; le temps même sera détruit; ce n'est qu'un point dans les espaces immenses de l'éternité, et il sera effacé il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j'appelle des modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l'autorité, l'indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes, quand le temps même aura disparu? La vertu seule, si peu à la mode, va au delà des temps.

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