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quefois, et selon les divers intérêts, contraindre les ennemis à la recevoir; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusqu'où l'on doit conquérir au milieu d'ennemis couverts ou déclarés se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles; cultiver les arts et les sciences, former et exécuter des projets d'édifices surprenants: un génie enfin supérieur et puissant qui se fait aimer et révérer des siens, craindre des étrangers; qui fait d'une cour, et même de tout un royaume, comme une seule famille unie parfaitement sous un même chef, dont l'union et la bonne intelligence est redoutable au reste du monde. Ces admirables vertus me semblent renfermées dans l'idée du souverain; il est vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet; il faut que trop de choses concourent à la fois, l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; et il me paraît qu'un monarque qui les rassemble toutes en sa personne, est bien digne du nom de Grand.

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E nous emportons point contre les hommes, en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l'amour d'eux-mêmes et l'oubli des autres ; ils sont ainsi faits, c'est leur nature; c'est ne pouvoir supporter que la pierre tombe, ou que le feu s'élève.

Les hommes, en un sens, ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances; ils changent de goût quelquefois; ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises; fermes et constants dans le mal, ou dans l'indifférence pour la vertu.

Le stoïcisme est un jeu d'esprit et une idée semblable à la république de Platon. Les stoïques ont feint qu'on pouvait vivre dans la

pauvreté, être insensible aux injures, à l'ingratitude, aux pertes de biens, comme à celles des parents et des amis; regarder froidement la mort, et comme une chose indifferente, qui ne devait ni réjouir ni rendre triste; n'être vaincu ni par le plaisir, ni par la douleur, sentir le fer ou le feu dans quelque partie de son corps sans pousser le moindre soupir, ni jeter une seule larme; et ce fantôme de vertu et de constance ainsi imaginé, il leur a plu de l'appeler un sage. Ils ont laissé à l'homme tous les défauts qu'ils lui ont trouvés, et n'ont presque relevé aucun de ses faibles: au lieu de faire de ses vices des peintures affreuses ou ridicules qui servissent à l'en corriger, ils lui ont tracé l'idée d'une perfection et d'un héroïsme dont il n'est point capable, et l'ont exhorté à l'impossible. Ainsi le sage, qui n'est pas, ou qui n'est qu'imaginaire, se trouve naturellement et par lui-même au dessus de tous les événements et de tous les maux: ni la goutte la plus douloureuse, ni la colique la plus aiguë, ne sauraient lui arracher une plainte; le ciel et la terre peuvent être renversés sans l'entraîner dans leur chute, et il demeurerait ferme sur les ruines de l'univers; pendant que l'homme qui est en effet, sort de son sens, crie, se désespère, étincelle des yeux, et perd la respiration pour un chien perdu, ou pour une porcelaine qui est en pièces.

C Inquiétude d'esprit, inégalité d'humeur, inconstance de cœur, incertitude de conduite tous vices de l'âme, mais différents, et qui, avec tout le rapport qui paraît entre eux, ne se supposent pas toujours l'un l'autre dans un même sujet.

9 Il est difficile de décider si l'irrésolution rend l'homme plus malheureux que méprisable : de même s'il y a toujours plus d'inconvénient à prendre un mauvais parti, qu'à n'en prendre aucun.

¶ Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs ; il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes: il est à chaque moment ce qu'il n'était point, et il va être bientôt ce qu'il n'a jamais été, il se succède à lui-même : ne demandez pas de quelle complexion il est, mais quelles sont ses complexions; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs. Ne vous trompez-vous point? est-ce Euticrate que vous abordez? aujourd'hui quelle glace pour vous! hier il vous recherchait, il vous caressait, vous

donniez de la jalousie à ses amis vous reconnaît-il bien? dites-lui

votre nom.

:

C Ménalque descend son escalier, ouvre sa porte pour sortir, il la referme; il s'aperçoit qu'il est en bonnet de nuit, et, venant à mieux s'examiner, il se trouve rasé à moitié, il voit que son épée est mise du côté droit, que ses bas sont rabattus sur ses talons, et que sa chemise est par dessus ses chausses. S'il marche dans les places, il se sent tout

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d'un coup rudement frapper à l'estomac ou au visage, il ne soupçonne point ce que ce peut être, jusqu'à ce qu'ouvrant les yeux et se réveillant, il se trouve ou devant un limon de charrette, ou derrière un long ais de

'Ceci est moins un caractère particulier qu'un recueil de faits de distraction: ils ne sauraient être en trop grand nombre, s'ils sont agréables; car les goûts étant différents, on a à choisir. (Note de La Bruyère).

que

menuiserie que porte un ouvrier sur ses épaules. On l'a vu une fois heurter du front contre celui d'un aveugle, s'embarrasser dans ses jambes et tomber avec lui, chacun de son côté, à la renverse: il lui est arrivé plusieurs fois de se trouver tête pour tête à la rencontre d'un prince et sur son passage, se reconnaître à peine, et n'avoir que le loisir de se coller à un mur pour lui faire place. Il cherche, il brouille, il crie, il s'échauffe, il appelle ses valets l'un après l'autre on lui perd tout, on lui égare tout; il demande ses gants qu'il a dans ses mains, semblable à cette femme qui prenait le temps de demander son masque lorsqu'elle l'avait sur son visage. Il entre à l'appartement, et passe sous un lustre où sa perruque s'accroche et demeure suspendue, tous les courtisans regardent et rient; Ménalque regarde aussi, et rit plus haut les autres, il cherche des yeux, dans toute l'assemblée, où est celui qui montre ses oreilles, et à qui il manque une perruque. S'il va par la ville, après avoir fait quelque chemin, il se croit égaré, il s'émeut, et il demande où il est à des passants, qui lui disent précisément le nom de sa rue : il entre ensuite dans sa maison, d'où il sort précipitamment, croyant qu'il s'est trompé. Il descend du Palais, et, trouvant au bas du grand degré un carrosse qu'il prend pour le sien, il se met dedans; le cocher touche, et croit ramener son maître dans sa maison ; Ménalque se jette hors de la portière, traverse la cour, monte l'escalier, parcourt l'antichambre, la chambre, le cabinet, tout lui est familier, rien ne lui est nouveau, il s'assit, il se repose, il est chez soi; le maître arrive, celui-ci se lève pour le recevoir, il le traite fort civilement, le prie de s'asseoir, et croit faire les honneurs de sa chambre; il parle, il rêve, il reprend la parole: le maître de la maison s'ennuie, et demeure étonné; Ménalque ne l'est pas moins, et ne dit pas ce qu'il en pense; il a affaire à un fâcheux, à un homme oisif, qui se retirera à la fin, il l'espère, et il prend patience; la nuit arrive qu'il est à peine détrompé. Une autre fois, il rend visite à une femme, et, se persuadant bientôt que c'est lui qui la reçoit, il s'établit dans son fauteuil, et ne songe nullement à l'abandonner; il trouve ensuite que cette dame fait ses visites longues, il attend à tous moments qu'elle se lève et le laisse en liberté; mais comme cela tire en longueur, qu'il a faim, et que la nuit est déjà avancée, il la prie à souper; elle rit, et si haut, qu'elle le

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