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deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux, une troisième chose.

Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter de quelques grands, que d'être réduit à vivre familièrement avec ses égaux.

La règle de voir de plus grands que soi doit avoir ses restrictions: il faut quelquefois d'étranges talents pour la réduire en pratique.

Quelle est l'incurable maladie de Théophile? elle lui dure depuis plus de trente années, il ne guérit point, il a voulu, il veut et il voudra gouverner les grands; la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur les esprits : est-ce en lui zèle du prochain? est-ce habitude? est-ce une excessive opinion de soi-mêmne? Il n'y a point de palais où il ne s'insinue; ce n'est pas au milieu d'une chambre qu'il s'arrête, il passe à une embrasure ou au cabinet; on attend qu'il ait parlé, et longtemps, et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles, il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux ; il prévient, il s'offre, il se fait de fète, il faut l'admettre. Ce n'est pas assez pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille âmes dont il répond à Dieu comme de la sienne propre ; il y en a d'un plus haut rang et d'une plus grande distinction, dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers: il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pàture à son esprit d'intrigue, de médiation et de manége: à peine un grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne et s'en saisit on entend plutôt dire à Théophile qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner qu'il pensait à le gouverner.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au dessus de nous, nous les fait hair; mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

Il y a des hommes superbes, que l'élévation de leurs rivaux humilie et apprivoise, ils en viennent, par cette disgrace, jusqu'à rendre le salut : mais le temps, qui adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur naturel.

Le mépris que les grands ont pour le peuple, les rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges qu'ils en reçoivent, et tempère leur vanité : de même, les princes loués sans fin et sans relâche des

grands ou des courtisans, en seraient plus vains, s'ils estimaient davantage ceux qui les louent.

Les grands croient ètre seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces riches talents, comme de choses dues à leur naissance; c'est cependant en eux une erreur grossière de se nourrir de si fausses préventions; ce qu'il y a jamais eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous est pas toujours venu de leur fond : ils ont de grands domaines, et une longue suite d'ancêtres; cela ne leur peut être contesté.

Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de l'habileté, du goût, du discernement? en croirai-je la prévention et la flatterie, qui publient hardiment votre mérite? elles me sont suspectes, et je les récuse, me laisserai-je éblouir par un air de capacité ou de hauteur qui vous met au dessus de tout ce qui se fait, de ce qui se dit, et de ce qui s'écrit; qui vous rend sec sur les louanges, et empèche qu'on ne puisse arracher de vous la moindre approbation? je conclus de là, plus naturellement, que vous avez de la faveur, du crédit et de grandes richesses: quel moyen de vous définir, Téléphon? on n'approche de vous que comme du feu, et dans une certaine distance; et il faudrait vous développer, vous manier, vous confronter avec vos pareils, pour porter de vous un jugement sain et raisonnable : votre homme de confiance, qui est dans votre familiarité, dont vous prenez conseil, pour qui vous quittez Socrate et Aristide, avec qui vous riez, et qui rit plus haut que vous, Dave enfin, m'est très-connu : serait-ce assez pour vous bien connaître ?

Il y en a de tels que, s'ils pouvaient connaître leurs subalternes et se connaître eux-mêmes, ils auraient honte de primer.

S'il y a peu d'excellents orateurs, y a-t-il bien des gens qui puissent les entendre? S'il n'y a pas assez de bons écrivains, où sont ceux qui savent lire? De même on s'est toujours plaint du petit nombre de personnes capables de conseiller les rois et de les aider dans l'admınistration de leurs affaires; mais s'ils naissent enfin, ces hommes habiles et intelligents, s'ils agissent selon leurs vues et leurs lumières, sont-ils aimés, sont-ils estimés autant qu'ils le méritent? sont-ils loués de ce

qu'ils pensent et de ce qu'ils font pour la patrie? Ils vivent, il suffit, on les censure s'ils échouent, et on les envie s'ils réussissent : blàmons le peuple où il serait ridicule de vouloir l'excuser; son chagrin et sa jalousie, regardés des grands ou des puissants comme inévitables, les ont conduits insensiblement à le compter pour rien, et à négliger ses suffrages dans toutes leurs entreprises, à s'en faire même une règle de politique.

Les petits se haïssent les uns les autres lorsqu'ils se nuisent réciproquement. Les grands sont odieux aux petits par le mal qu'ils leur font, et par tout le bien qu'ils ne leur font pas : ils leur sont responsables de leur obscurité, de leur pauvreté, et de leur infortune; ou du moins ils leur paraissent tels.

¶ C'est déjà trop d'avoir avec le peuple une même religion et un même Dieu; quel moyen encore de s'appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur? évitons d'avoir rien de commun avec la multitude; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent; qu'elle s'approprie les douze apôtres, leurs disciples, les premiers martyrs (telles gens, tels patrons); qu'elle voie avec plaisir revenir toutes les années ce jour particulier que chacun célèbre comme sa fête. Pour nous autres grands, ayons recours aux noms profanes : faisons-nous baptiser sous ceux d'Annibal, de César et de Pompée, c'étaient de grands hommes; sous celui de Lucrèce, c'était une illustre Romaine; sous ceux de Renaud, de Roger, d'Olivier et de Tancrède, c'étaient des paladins, et le roman n'a point de héros plus merveilleux; sous ceux d'Hector, d'Achille, d'Hercule, tous demi-dieux; sous ceux même de Phébus et de Diane et qui nous empêchera de nous faire nommer Jupiter, ou Mercure, ou Vénus, ou Adonis?

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Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires, qu'ils ignorent l'économie et la science d'un père de famille, et qu'ils se louent eux-mêmes de cette ignorance; qu'ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants; qu'ils se contentent d'être gourmets ou côteaux, d'aller chez Thaïs ou chez Phryné, de parler de la meute et de la vieille meute, de dire combien il y a de postes de Paris à Besançon ou à Philisbourg; des citoyens

s`instruisent du dedans et du dehors d'un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un état, songent à se mieux placer, se placent, s'élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d'une partie des soins publics; les grands qui les dédaignaient les révèrent heureux s'ils deviennent leurs gendres.

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Si je compare ensemble les deux conditions des hommes les plus opposées, je veux dire les grands avec le peuple, ce dernier me paraît content du nécessaire, et les autres sont inquiets et pauvres avec le superflu. Un homme du peuple ne saurait faire aucun mal; un grand ne veut faire aucun bien, et est capable de grands maux : l'un ne se forme et ne s'exerce que dans les choses qui sont utiles; l'autre y joint les pernicieuses: là se montrent ingénument la grossièreté et la franchise, ici se cache une sève maligne et corrompue sous l'écorce de la politesse le peuple n'a guère d'esprit, et les grands n'ont point d'àme : celui-là a un bon fond et n'a point de dehors; ceux-ci n'ont que des dehors et qu'une simple superficie. Faut-il opter, je ne balance pas, je veux être peuple.

Quelque profonds que soient les grands de la cour, et quelque art qu'ils aient pour paraître ce qu'ils ne sont pas, et pour ne point paraître ce qu'ils sont, ils ne peuvent cacher leur malignité, leur extrême pente à rire aux dépens d'autrui, et à jeter un ridicule souvent où il n'y en peut avoir; ces beaux talents se découvrent en eux du premier coup d'œil, admirables sans doute pour envelopper une dupe et rendre sot celui qui l'est déjà; mais encore plus propres à leur ôter tout le plaisir qu'ils pourraient tirer d'un homme d'esprit, qui saurait se tourner et se plier en mille manières agréables et réjouissantes, si le dangereux caractère du courtisan ne l'engageait pas à une fort grande retenue : il lui oppose un caractère sérieux dans lequel il se retranche; et il fait si bien, que les railleurs, avec des intentions si mauvaises, manquent d'occasions de se jouer de lui.

Les aises de la vie, l'abondance, le calme d'une grande prospérité, font que les princes ont de la joie pour rire d'un nain, d'un singe, d'un imbécile et d'un mauvais conte: les gens moins heureux ne rient qu'à propos.

Un grand aime la Champagne, abhorre la Brie, il s'enivre de

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meilleur vin que l'homme du peuple seule différence que la crapule laisse entre les conditions les plus disproportionnées, entre le seigneur et l'estafier.

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Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres mais non, les princes ressemblent aux hommes; ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité, cela est naturel.

Il semble que la première règle des compagnies des gens en place, ou des puissants, est de donner, à ceux qui dépendent d'eux pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre.

Si un grand a quelque degré de bonheur sur les autres hommes, je ne devine pas lequel, si ce n'est peut-être de se trouver souvent dans le pouvoir et dans l'occasion de faire plaisir; et si elle naît, cette

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