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laire au contraire, son imagination anime sa mémoire en lui faisant sentir toute la saveur des mots une fois rencontrés. Aussi est-il plein de termes archaïques pittoresques : « La querelle s'échauffait et bâtait mal pour notre homme » ; << cédant à des douleurs si fortes et si prégnantes »; « il était en brassières ›; - « c'était aussi son vrai ballot (mot des Contes de La Fontaine), et il s'en acquitta fort bien. » — Quand l'expression est à la fois pittoresque èt populaire, ce qui souvent est tout un, elle està souhait pour lui: « Le garde des sceaux parla peu, dignement, en bons termes, mais comme un chien qui court sur la braise. » << D'Estrées revint à soi le premier, se secoua, s'ébroua, et regarda la compagnie comme un homme qui revient de l'autre monde. Remarquez que l'expression abstraite ne lui suffit pas. Elle est trop réfléchie, et le produit d'un travail de généralisation sur l'image, qui la refroidit. De là ces adjectifs neutres pris pour substantifs un sombre » (un air sombre); « un étincelant, un vif »; deux adjectifs neutres accordés ensemble: « le farouche abattu de leurs yeux ».

Les défauts d'une pareille manière d'écrire paraissent aisément. Le premier, et comme le seul, c'est qu'à des hommes qui sentent si vivement, la langue du pays dont ils sont ne suffit plus. La langue est faite par le commun des hommes. Elle est le produit de l'imagination de tous. Elle est

insuffisante à ceux qui sont aux extrêmes. Elle paraît trop grossière et lourde aux raffinés: Joubert aurait voulu écrire avec des mots qui eussent été des notes de musique. Saint-Simon n'a pas de mots assez puissants, d'une couleur assez aveuglante ou d'un relief assez tranchant, pour exprimer la fureur de sa haine, l'intensité de sa joie, l'élargissement de son orgueil ou simplement la vivacité de l'image qui frappe ses yeux. Il s'aperçoit lui-même que la sensation le tyrannise et que le terme pour la rendre lui manque : «M. du Maine crevait de joie. Le terme est étrange; mais on ne peut rendre autrement son maintien. »

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D'exprimer ce qu'un seul coup d'œil rendit dans ces moments si curieux, c'est ce qu'il est impossible de faire. »

Et en effet la langue qu'il parle le laisse en chemin, quelque violence qu'il lui fasse. Il a des métaphores qui n'aboutissent pas. L'image intérieure qui l'obsédait n'a pu trouver de signe exact dans le répertoire de signes qui est le vocabulaire : « Les mesures immenses à décrier ce prince sur toutes sortes de points, pour former contre lui une voix publique dont ils pussent s'appuyer auprès de Monseigneur, et en cueillir les fruits qu'ils s'étaient proposés... » . Il a des syntaxes inextricables comme des broussailles : trop de choses se présentent à la fois à sa pensée, toutes urgentes et impérieuses; et à les distribuer sagement, il ralentirait leur mouvement qui l'en

traîne; et à les faire attendre, il les laisserait comme refroidir; il les entasse violemment dans une phrase touffue, fourmillante et impénétrable.

Ce style tout de sensations était absolument nouveau. La Bruyère, avec le style coupé, annonce le XVIIIe siècle. Avec son style où passent toutes les vibrations de nerfs surmenés, Saint-Simon annonce certains écrivains du xixe siècle. Michelet le rappelle souvent. Chez d'autres, venus depuis, ce style est devenu procédé, et, à son tour, s'est fait une rhétorique. Il est absolument dangereux à imiter. Souvent admirable chez Saint-Simon, il lui est propre comme son tempérament lui-même. Il faut aller l'étudier chez lui, et l'y laisser. Les grands artistes feront comme lui sans le copier. Ils sentiront très vivement, et lutteront contre la langue rebelle, profitant de toutes ses ressources et y ajoutant, l'assouplissant et la renforçant, pour trouver l'expression des sensations qui abonderont dans leur âme.

Ils seront peut-être pius heureux, même comme artistes, que Saint-Simon. Car s'il est vrai que le sentiment vif de la vie est le fond de l'artiste, il n'est pas encore l'artiste tout entier. Une certaine aptitude à dominer ses sensations sans qu'elles s'affaiblissent ou se glacent, le don de se prêter aux choses tout entier, sans se donner pourtant à elles, et de savoir se reprendre au moment qu'on veut, pour les exprimer ; l'adresse de les posséder sans qu'elles

vous possèdent; la sérénité de l'esprit au milieu de l'orage du cœur, la pleine possession de la pensée au-dessus du magnifique tumulte des sensations qui obsèdent et envahissent, voilà ce qui fait l'artiste complet et supérieur. Saint-Simon a été trop tyrannisé par ses forces mêmes pour les convertir en génie. Il reste un homme admirablement doué, qui nous montre des parties brillantes de grand artiste.

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