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portraits qui étaient un des jeux mondains, et un délassement favori de la société à cette époque. Madame de Sévigné avait alors trente-trois ans :

« Sachez, Madame, si, par hasard, vous ne le savez pas, que votre esprit pare et embellit si fort votre personne, qu'il n'y en a point sur la terre d'aussi charmante, lorsque vous êtes animée dans une conversation d'où la contrainte est bannie. Tout ce que vous dites a un tel charme et vous sied si bien que les paroles attirent les ris et les grâces autour de vous; et le brillant de votre esprit donne un si grand éclat à votre teint et à vos yeux, que, quoiqu'il semble que l'esprit ne dût toucher que les oreilles, il est pourtant certain que le vôtre éblouit les yeux. ›

«Votre âme est grande, noble, propre à dispenser [répandre] des trésors, et incapable de s'abaisser aux soins d'en amasser. Vous êtes sensible à la gloire et à l'ambition, et vous ne l'êtes pas moins aux plaisirs; vous paraissez née pour eux, et il semble qu'ils soient faits pour vous; votre présence augmente les divertissements, et les divertissements augmentent votre beauté, lorsqu'ils vous environnent. Enfin la joie est l'état véritable de votre àme, et le chagrin vous est plus contraire qu'à qui que ce soit....

« Vous êtes la plus civile et la plus obligeante personne qui ait jamais été ; et, par un air libre et doux qui est dans toutes vos actions, les plus simples compliments de bienséance paraissent en votre bou che des protestations d'amitié. »

Telle il faut se figurer Madame de Sévigné, en rapprochant ces deux portraits et en les corrigeant l'un par l'autre, bonne et sensée, tendre et gaie, honnête et rieuse, de cœur profond et de langue vive, de vertu inaltérable et de propos libre, surabondante de vie forte et saine, toujours en pleine fleur de santé physique, intellectuelle et morale, habitant le devoir. comme un hôtel décent, et le bon sens comme une maison commode, et y jetant à profusion, tout le long des lambris graves, les festons de la gaieté franche et de la fantaisie étincelante; femme pour qui le mot charme, qui revient si souvent dans le portrait de Madame de La Fayette, semble avoir été inventé, et qui a laissé après elle, outre des pages exquises, un bien agréable exemple, celui de toutes les vertus domestiques, dans une souveraine belle humeur.

LES LETTRES DE MME DE SÉVIGNÉ

I

PUBLICATION DES LETTRES.

Les lettres de Madame de Sévigné n'étaient pas destinées à la publicité, et un certain nombre d'entre elles s'est perdu. Cependant les plus importantes et le plus grand nombre nous ont été conservés : cela s'explique aisément. Au xvIIe siècle, on gardait les lettres qu'on recevait, dès qu'elles avaient une certaine valeur littéraire. C'était une manière de journal littéraire et même historique qu'on se passait de main en main dans un cercle, parfois assez étendu, de parents, d'alliés et d'amis. Madame de Sévigné parle des lettres de sa fille qu'elle a été lire chez Madame de Coulanges, ou chez Madame de Lavardin. Pour les siennes, elle sait très bien que sa fille les lit aux dames de Provence, qui les goûtent, ce dont elle ne s'abstient pas de les féliciter. Les lettres d'une personne célèbre par son esprit formaient

ainsi des recueils que l'on conservait soigneusement dans une famille. De là à les publier quand un certain temps avait passé sur elles, et que le public lettré les réclamait, il n'y avait qu'un pas, et cela est arrivé pour Saint-Evremond, pour La Fontaine, pour Racine, pour Boileau, pour Bussy-Rabutin, pour bien d'autres. Celles de Madame de Sévigné n'attendirent pas longtemps pour paraître au grand jour. Dès 1697, quelques-unes, celles qui étaient restées dans la famille des Bussy, parurent dans les Mémoires et Correspondances de Bussy-Rabutin publiés par sa fille. En 1726, un premier recueil, très incomplet et très fautif, en fut fait à La Haye et à Rouen. En 1734, Madame de Simiane, fille de Madame de Grignan et petite-fille de la marquise, entreprit la publication des lettres de son illustre aïeule. Elle en publia successivement trois recueils, de plus en plus considérables, le premier en 1734, le second en 1738, le troisième en 1754. Peu à peu, les lettres inédites vinrent rejoindre les autres, et les éditions se succédèrent, plus complètes, plus fidèles aussi; car différents scrupules de goût ou de convenance personnelle avaient amené Madame de Simiane à ne pas toujours respecter le texte. Les plus autorisées de ces éditions sont celles de Monmerqué (1818), celles de Charles Nodier (1835), enfin celle qui est considérée comme définitive, sauf les découvertes de manuscrits inédits qui, encore aujourd'hui, sollicitent de temps à autre la curiosité

des lettrés, l'édition faisant partie de la Collection des grands écrivains de la France (Hachette).

II

APERÇU GÉNÉRAL.

Ces lettres appartiennent à tous les genres et touchent à tous les sujets. C'est la vie de Madame de Sévigné racontée par elle, avec toutes ses pensées, tous ses sentiments, toutes ses réflexions sur ellemême, sur ses lectures, sur ses voyages, les visites qu'elle fait ou celles qu'elle reçoit, les événements les plus considérables du temps, qu'on raconte autour d'elle, ou les menus incidents, commérages et anecdotes de la vie mondaine où elle est mêlée. Tout cela au jour le jour, et selon le train même des choses, en sorte que dans une même lettre on peut lire la mort de Turenne et une aventure domestique. Le monde cause, la marquise écoute, pleure ou sourit, et la plume court. Le ton s'élève ou s'abaisse sans effort, avec une souplesse inimitable, selon les circonstances et le sujet qui s'offre. Les plus nombreuses, de beaucoup, de ces lettres sont adressées à Madame de Grignan, et dans celles-ci ce qui domine, non sans une légère fati

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