Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

entretiens d'Athalie avec Abner et Mathan. Il fuit, par un motif de sainte terreur, devant Athalie qui arrive :

Ah! la voici ! Sortons ! il la faut éviter.

Il rentre à la scène 7, à la suite de Josabeth, comme il est sorti du théâtre avec elle.

Il s'éloigne au commencement de l'acte III, parce qu'il ne faut pas qu'il entende Mathan et ses confidences à Nabal. Son départ s'explique par l'horreur qu'il a de Mathan :

Jeunes filles, allez qu'on dise à Josabeth

Que Mathan veut ici lui parler en secret.

Mathan! O Dieu du ciel, puisses-tu le confondre ! -Hé quoi! tout se disperse et fuit sans vous répondre!

Le chœur rentre en scène après qu'on a fermé les portes du temple. Pourquoi est-il resté ? peut se deinander le spectateur. Objection prévue :

JOAB.

Mais qui retient encor ces enfants parmi nous?

UNE JEUNE FILLE.

Hé! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous?
Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères ?
Vous avez près de vous nos pères et nos frères.

Et, reliant ce détail à toute l'action, Joad reprend :

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle :
Des prêtres, des enfants!

Et désormais le choeur ne devant plus gêner l'action, mais la servir au contraire, en encadrant magnifiquement les scènes à grand spectacle des derniers actes, il restera sur la scène jusqu'à la fin. - Ce soin des menus détails prouve d'abord le respect de l'auteur pour le spectateur; il prouve surtout que l'auteur écrit sa pièce comme nous devons la lire, la scène devant les yeux, les allées et venues, les entrées et les sorties, les groupes et les évolutions se dessinant à son esprit, le drame se levant et vivant devant lui, qualité essentielle, sans laquelle on ne sait faire que du théâtre de bibliothéque. Quoi qu'en dise Aristote, c'est le poète qui est le premier machiniste de son théâtre.

Il y a mieux encore, un art qui lie encore plus fortement la décoration et la mise en scène à l'action: c'est de faire en sorte que la décoration et la mise en scène soient l'action même. La moitié d'Athalie est ainsi conçue. Dans les deux premiers actes, c'est Racine qui est le « machiniste >> ; dans les trois derniers, c'est un personnage, et le principal, dans le rôle de qui il entre de régler la décoration et la mise en scène : le grand machiniste, c'est Joad.

La mise en scène est la mise en jeu du drame luimême. Non seulement elle est un moyen d'action, mais elle est le moyen d'action du protagoniste, et à la fois une marque de son caractère, une forme de sa pensée, une œuvre de sa volonté. Joad est un prê

tre qui a le sens et le goût de la grande décoration. et de la pompe religieuse; c'est un homme d'Etat qui sait que les solennités des entrées et des sacres font partie de l'appareil royal, du magasin d'accessoires dynastique, de l'instrumentum regni ; c'est un conspirateur qui connaît le grand pouvoir, sur l'imagination des foules, des grands spectacles brusquement étalés, des coups de théâtre. Son caractère, son esprit, son imagination, son dessein, tout le pousse aux moyens scéniques. Il y a un grand tragédien dans tout chef d'empire, surtout avant son avènement. Racine a compris que Joad devait avoir l'imagination théâtrale, et il l'a pris pour collaborateur. Joad s'est admirablement acquitté de sa tâche. Voici les tableaux qu'il a imaginés.

Au troisième acte le temple est assiégé; on vient d'en fermer les portes. Azarias en a fait deux fois le tour. Sur les terrasses les Lévites veillent. Profond silence. Heure de résolutions extrêmes. Anxiété et terreur. Au milieu de la scène, Joad, Josabeth; autour Lévites armés; jusqu'au fond du théâtre, foule de jeunes filles émues, exaltées, attendant et acceptant la mort, martyres prêtes. Une symphonie grave et sourde s'élève sous les voûtes sombres, se perd dans l'ombre des piliers, et le grand prêtre chante les destinées du peuple saint et les desseins de Dieu.

Au quatrième acte le trône, le glaive sacré, le livre saint, l'huile sainte; Joad sur les degrés du trône. Les Lévites prêtent serment à leur roi sur

l'auguste livre >> Joas prête serment à la Loi sur le livre de Dieu. Joad explique et commente les serments échangés. Scène grave de conjurés engageant leur parole et leur vie.

Apparition de Josabeth. Embrassements de la mère, des enfants, frères hier, roi et sujet aujourd'hui, scène attendrissante renforçant l'effet de la précédente.

Au cinquième acte, Athalie, Joas, Josabeth, Abner. Athalie insultante encore. Joad décidé; résolutions d'Abner inconnues encore. Un rideau tombe: Joas sur son trône, femmes agenouillées à ses pieds, Lévites l'épée à la main sur les marches. Effet de terreur sur l'imagination déjà ébranlée d'Athalie, d'exaltation sur l'âme faible d'Abner.

Et, brusquement, le fond du théâtre s'ouvre, le temple entier, ce temple formidable, dont nous ne connaissons qu'un vestibule, apparaît; ses profondeurs, infinies, mystérieuses, inquiétantes, s'animent, jettent sur la scène, comme de retraites inépuisables, des centaines de Lévites armés dont la surprise, le mystère, l'obscurité triplent le nombre. Et ces soldats ont dans l'imagination l'effet de tous les tableaux précédents. Leur force est énorme, leurs adversaires paralysés.

La mise en scène a vaincu la reine de Juda. Le machiniste est un général victorieux.

VII

HISTOIRE D'ATHALIE.

CONCLUSION.

Telle est cette pièce supérieure, où toutes les parties de l'art tragique complet, sujet, idées, caractères, action, lyrisme, décoration, musique, spectacle, non seulement ont été réunies et rapprochées par un art infiniment ingénieux et savant, mais encore sortent les unes des autres, rentrent les unes dans les autres, et se pénètrent réciproquement, vivant ensemble dans la connexité et la conspiration intime d'un organisme, à ce point qu'il semble que l'une manquant, la vie disparaîtrait aussitôt.

Vraie tragédie lyrique, vraie tragédie artistique, contenant en elle le concert harmonieux de tous les arts; vraie tragédie grecque, ce qui est tout dire; et pourtant ayant encore les qualités de clarté, de rapidité, de progression vive, de dénouement inattendu et brusque, qui sont particulièrement françaises.

Deux choses peuvent paraître lui manquer : l'élévation morale, que Racine, à tout prendre, n'a jamais eue, qui n'est point nécessaire au théâtre, mais qui n'en est pas moins un très grand charme

« PreviousContinue »