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dans leurs actes l'influence obscure, et le décla

rent.

C'est ce qui aura lieu dans Athalie. Un prêtre agira en homme énergique et habile, mais croira n'être que le bras d'un Dieu vigilant et puissant ; une reine imprudente, et faible parce qu'elle est violente, tombera dans un piège, mais croira y être poussée par une main cachée, terrible et inévitable. Toute la pièce tiendra entre l'invocation du prêtre : Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle, répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur...» et le cri de désespoir de la reine : « Impitoyable Dieu toi seul as tout conduit » ; et la tragédie humaine sera comme l'ombre ici-bas d'un drame divin joué au fond de l'infini par le poète éternel.

Le drame français n'admet pas l'enfant. Au xvi° siè· cle peut-être, avec l'ingénuité d'un primitif, quelque Jean de la Taille a pu hasarder le supplice des fils de Saül. Au xvie, on n'est point revenu à cette conception naïve. Boileau traduisant Horace, dans son Art poétique, et traçant, à l'usage du poète dramatique, le tableau des. quatre âges de l'homme, retranche l'enfance, comme ne devant être d'aucune utilité. Et pourquoi donc le péril d'un enfant, les alarmes d'une mère ne seraient-ils point touchants? Ce qu'une âme paternelle, au foyer domestique, a amassé de sollicitude émue pour les êtres faibles ne peut-il devenir matière à poésie dans une œuvre poétique où la sensibilité a si grande part?

Qu'un sujet s'y prête, et. Racine peindra un enfant et une mère, et en tirera des traits tout nouveaux, inconnus au théâtre jusqu'à lui.

Le poète rêve encore. Au sortir d'une lecture de Sophocle, il entre dans une église, prie, se recueille, puis laisse sa pensée suivre sa pente inévitable, et, malgré lui, sans qu'il s'en aperçoive même, toujours

retrouvée.

ses

« Ces Grecs étaient grands. Ils avaient un art de peuple artiste, très simple en son fond (je les ai imités en cela), très vaste et multiple et varié en moyens d'expression. Je suis pauvre et borné auprès d'eux. J'ai fait causer cinq personnages pendant deux heures dans un salon de douze pieds carrés, entre deux rangées d'hommes du bel air, et l'on a appelé cela une tragédie. C'en était l'âme peut-être. Mais l'âme se manifeste par autre chose que par de belles paroles. Les gestes, les mouvements, les groupes mouvants d'acteurs nombreux; la décoration simple mais vaste et vraie, qui dit au spectateur où l'on est, et exprime déjà les sentiments généreux du peuple où se passe l'action; un vrai palais, étrange et colossal, si nous sommes chez le roi des Perses, un temple si les terreurs religieuses d'Oreste doivent être le fond du drame; - autre chose encore: quand l'exaltation du sentiment amène naturellement le lyrisme dans l'expression, quand la parole intérieure chante, l'acteur chantant en effet, et appelant une musique simple et grave, mais expressive, pour soutenir sa

voix : tout cela c'est le drame complet, varié, puissant, exprimant l'âme humaine tout entière... Cette église où je suis est admirable. Une ombre sacrée et mystérieuse en remplit les profondeurs. « L'aube en blanchit le faîte », y fait comme une gloire adoucie et tendre, où s'envolerait une Espérance aux ailes épanouies... Des lévites sortant en foule de l'ombre de ces piliers; à cette place, éclairée d'en haut, un trône de roi ou de pontife, le livre saint, l'arche, le glaive sacré, un grand-prêtre appelant le peuple fidèle à la défense de quelque cause sainte. Quel décor!... Pardon, mon Dieu! mais si c'était un drame religieux, où serait le scandale? Tout l'art grec, dans un temple du vrai Dieu, devant des chrétiens, quelle tragédie ! Si je la rêve ainsi, c'est que je ne songe plus au théâtre. Je n'ai plus à compter avec les nécessités du métier dramatique tel qu'il est en France, avec la scène étroite et encombrée, les sots acteurs qui demandent des tirades ou des monologues à leurs convenances, l'actrice en faveur qui exige un rôle d'amoureuse, et qui dit : « Qu'est-ce que c'est qu'une tragédie où il n'y a pas d'amoureuse?» Je construis en moi ce drame idéal, ce poème rêvé, le plus beau de tous, celui qui ne doit jamais être écrit, qui doit s'évanouir dans une pensée de détachement et dans une prière. Prions... »

Madame de Maintenon demanda à Racine une tragédie religieuse, en laissant au poète toutes ses aises et toute sa liberté de création. Le poème rêvé fut écrit.

II

LE SUJET.

Dans la poétique de Racine telle qu'elle nous est apparue jusqu'à présent, le sujet est chose secondaire.

a Faire quelque chose de rien » est pour lui le vrai mérite du poète. Dans Corneille le sujet est toujours beau. Il part du sujet. Dans Racine le sujet est beau selon que les caractères le comportent. L'auteur part de l'étude et de la peinture des caractères. Il fait une tragédie, sans préférence, avec l'histoire de Mithridate, ou avec l'anecdote de Bérénice, ou avec l'historiette d'Esther.

La conception nouvelle, ou plutôt agrandie, qu'il avait du théâtre en 1691 ne modifie pas complètement sa poétique. Dans Athalie, comme ailleurs, le fond sera bien deux caractères très étudiés, formant contraste, et mis en lutte. Cependant songer aux multiples expressions de l'art, rêver une vaste scène et un plein épanouissement, en tous les sens, de la pensée dramatique, c'est presque songer à un grand sujet; c'est du moins être amené à prendre le sujet par ses grands côtés. Le sujet, dans Athalie, sera plus grand et surtout plus poussé au grand que tout autre sujet de l'auteur.

Une critique complaisamment hostile à Racine pourrait dire avec un certain air de vérité que Racine amoindrit ses sujets quand ils se trouvent, de soi, être grands. Elle dirait que dans Mithridate il voit surtout une tragédie d'alcôve, dans Iphigénie une fureur d'ambition barbare, dans Phèdre une étude de femme sensuelle, au lieu du poème de chasteté, de pureté religieuse et d'ascétisme qu'il avait en mains en ouvrant Euripide. Dans Athalie, la méthode n'est point inverse, elle n'est pas vraiment changée; mais elle admet une pensée première plus large. Au fond Athalie n'est bien qu'une conspiration religieuse dans l'enceinte d'un temple, mettant en présence deux caractères différents d'ambitieux, comme Britannicus était une conspiration monarchique dans l'enceinte d'un palais mettant en présence deux âmes diversement avides du pouvoir. Racine n'a pas changé sa poétique. Mais dans Britannicus le sujet était plutôt restreint qu'agrandi. Le poète voulait qu'on s'intéressât plus à la dégradation progressive de l'âme de Néron et à la grandeur dans sa chute d'Agrippine, qu'aux destinées du monde, intéressées pourtant dans ce drame d'antichambre. Dans Athalie, Joad et Athalie sont bien le fond; mais le drame a des prolongements et des avenues ouvertes sur l'histoire du peuple de Dieu, sur la captivité de Babylone, la destruction du temple, la venue du Messie, la Jérusalem nouvelle, la conquête du monde par Dieu, sur Dieu lui-même, surtout, et

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