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avec des madrigaux qui sentent leur Versailles d'assez près :

Quoi, Madame, est-ce donc une légère offense
Que m'avoir si longtemps caché votre présence!
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir?

Pourquoi de cette gloire exclu jusqu'à ce jour,
M'avez-vous sans pitié relégué dans ma cour?

<< Mais votre mère... » répond Junie :

Ma mère a ses desseins, Madame, et j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et d'Agrippine.

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réplique durement Néron. « Mais l'impératrice Octavie?» reprend Junie....

Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui dans l'obscurité nourrissant sa douleur
S'est fait une vertu conforme à son malheur,
Passe subitement de cette nuit profonde

Dans un rang qui l'expose aux yeux de tout le monde,
Dont je n'ai pu de loin soutenir la clarté,

Et dont une autre, enfin, remplit la majesté?

-

- Je vous ai déjà dit que je la répudie.

Voilà

répond Néron sèchement etprosaïquement. le procédé, singulièrement habile, et si nouveau que quelquefois les hommes du temps s'y sont trompés. Dans Bérénice, tout au milieu des phrases bien tournées et des élégies élégamment exhalées, Bérénice

laisse tomber ce vers simple qui n'a plus l'air d'un

vers:

Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez !

L'abbé de Villars trouvait mauvais « ce vers qui fait rire ». La vérité avait à quelques-uns paru de la naïveté triviale. C'était un artifice si bien trouvé que Voltaire s'en empara précieusement plus tard: « Zaïre, vous pleureż! »

C'est ainsi que Racine a su introduire de la variété encore par les changements de tons, dans un style d'une élévation soutenue, d'une pureté inaltérable, auquel on aurait pu reprocher une trop implacable perfection.

Il a su en outre assouplir le rythme, grâce à un très grand progrès accompli dans l'art de varier les coupes du vers, qui tombait trop uniformément à l'hémistiche et à la rime chez les poètes précédents, art délicat et sûr chez Racine, mais dont l'examen nous demanderait trop de développements; nous laissons au lecteur le plaisir de faire lui-même cette étude.

ATHALIE

En 1677, après l'échec de Phèdre, Racine quitte

le théâtre.

On peut quitter le théâtre. Quand on est né poète dramatique, on n'abandonne jamais le drame. Racine mûrit, vieillit, il est mari, père, homme de foyer. Il est pieux, il lit l'Evangile et la Bible. Il est lettré, il lit Homère et Sophocle. Sa conception dramatique sommeille en lui; mais, à son insu même, elle se nourrit en silence de tout ce que cette nouvelle vie intellectuelle et morale lui apporte insensiblement chaque jour. Obscurément elle se transforme, s'enrichit, s'agrandit. Elle est toujours la même en son fond, mais s'est accrue de sentiments nouveaux, d'une idée plus vaste du poème tragique, et se trace à elle-même un cadre plus large, plus haut et plus riche.

Ce rêve aboutira-t-il ? Les circonstances en décideront. Il eût pu s'évanouir dans le dernier soupir du poète, demeurer le secret de sa tombe. Mais, en 1689, on demande à Racine un divertissement de pensionnaires. Il apporte Esther, une simple histoire, où le sujet n'est rien, où l'intrigue est insignifiante, où le style est admirable. On reconnaît le

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Racine de Bérénice; on applaudit, et l'on songe à autre chose. Un homme à réflexions aurait pu dire: Oui, c'est le Racine d'autrefois, avec moins de flamme et de passion, et moins de profondeur psychologique; mais c'est un nouveau Racine aussi qui semble poindre, un Racine lyrique. L'effusion élégiaque, très sensible déjà dans Andromaque et dans Bérénice, prend corps ici et puissance, et devient lyrisme véritable. Les chœurs sont très beaux; la poésie en est puisée aux sources vraies du lyrisme, dans la Bible; en dehors des chœurs, je trouve des thrènes ou des prières, des chants de lamentation ou d'espérance, qui sont des odes, moins la forme fixe. « O mon souverain roi... Ce Dieu maître absolu de la terre et des cieux.... >>> Il y a encore un goût nouveau du spectacle. Les jeunes Israélites réfugiées « à l'abri du trône » d'Assuérus, groupées savamment sur les marches, déclamant et chantant tour à tour avec des attitudes variées, voilà un tableau conçu par un artiste, destiné à parler aux yeux d'un public artiste. Ce ne sont là encore que des traits légers d'un art nouveau. Mais Esther me semble être l'ébauche d'un théâtre inconnu encore qui veut naître. »

En 1691 Athalie paraît. L'ébauche était devenue tableau.

LES GRANDS MAITRES.

ס'

6

I

CONCEPTION GÉNÉRALE.

A toute sa conception première du théâtre, Racine dans Athalie a ajouté toute son âme d'homme mûr, tout ce que quatorze ans de vie de famille, de vie pieuse et de méditation littéraire avaient mis en lui. Il a fait entrer dans son dessein poétique: Dieu, la famille, et l'art grec. Son théâtre était fait d'observation morale très pénétrante, d'action très simple et de style très pur. Son nouveau poème aura tout cela. Il aura de plus le surhumain, les tendresses domesti ques, et la majesté de Sophocle.

Pourquoi le merveilleux, et le merveilleux chrétien, quoi qu'en pense Boileau, ne trouverait-il pas sa place dans l'art dramatique? C'est être grec que d'être chrétien ainsi. La Fatalité céleste domine le théâtre d'Eschyle et de Sophocle. Pourquoi la Providence divine ne planerait-elle sur le théâtre français? Il faut, au théâtre, que tout s'enchaîne et se dénoue naturellement, c'est-à-dire par des moyens humains, et cependant il est possible (Polyeucte en est la preuve qu'au-dessus de ces moyens humains on sente une force supérieure, qui sera sensible en effet, si les personnages du drame en reconnaissent

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